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et madame de charrière.


Brunswick, ce 17 décembre 1792.

« … Je l’ai senti à 18 ans, à 20, à 22, à 24 ans, je le sens à près de 26 ; je dois, pour le bonheur des autres et pour le mien, vivre seul ; je puis faire de bonnes et fortes actions, je ne puis pas avoir de bons petits procédés. Les lettres et la solitude, voilà mon élément. Reste à savoir si j’irai chercher ces biens dans la tourmente française ou dans quelque retraite bien ignorée. Mes arrangements pécuniaires seront bientôt faits. Quant à ma vie ici, elle est insupportable et le devient tous les jours plus. Je perds dix heures de la journée à la cour, où l’on me déteste, tant parce qu’on me sait démocrate que parce que j’ai relevé les ridicules de tout le monde, ce qui les a convaincus que j’étais un homme sans principes[1]. Sans doute tout cela est ma faute. Blasé surtout, ennuyé de tout, amer, égoïste, avec une sorte de sensibilité qui ne sert qu’à me tourmenter, mobile au point d’en passer pour fol, sujet à des accès de mélancolie qui interrompent tous mes plans, et me font agir, pendant qu’ils durent, comme si j’avais renoncé à tout ; persécuté en outre par les circonstances extérieures, par mon père à la fois tendre et inquiet, … par une femme amoureuse d’un jeune étourdi, platoniquement, dit-elle, et prétendant avoir de l’amitié pour moi ; persécuté par toutes les entraves que les malheurs et les arrangements de mon père ont mises dans mes affaires, comment voulez-vous que je réussisse, que je plaise, que je vive ?… »


Il deviendrait fastidieux d’assister plus longuement à

  1. Ce sont exactement les mêmes expressions qu’au début d’Adolphe : « … Je me donnai bientôt par cette conduite une grande réputation de légèreté, de persiflage, de méchanceté On disait que j’étais un homme immoral, un homme peu sûr : deux épithètes heureusement inventées pour insinuer les faits qu’on ignore, et laisser deviner ce qu’on ne sait pas. »