ment. Voylà l’ordre de
son estre heureux ; mais le malheur est que
ceste puissance qui est au dessoubs de l’entendement,
et au dessus des sens, à laquelle appartient
le premier jugement des choses, se
laisse la pluspart du temps corrompre ou
tromper, dont elle juge mal et temerairement,
puis elle manie et remuë nos affections mal à
propos, et nous remplit de trouble et d’inquietude.
Ce qui trouble et corrompt ceste puissance,
ce sont premierement les sens, lesquels
ne comprennent pas la vraye et interne nature
des choses, mais seulement la face et
forme externe, rapportant à l’ame l’image
des choses, avec quelque recommandation
favorable, et quasi un prejugé de leurs qualités,
selon qu’ils les trouvent plaisans et
agreables à leur particulier, et non utiles et
necessaires au bien universel de l’homme :
puis s’y mesle le jugement souvent fauls et
indiscret du vulgaire. De ces deux fauls advis
et rapports des sens et du vulgaire, se forme
en l’ame une inconsiderée opinion que nous
prenons des choses, qu’elles sont bonnes ou
mauvaises, utiles ou dommageables, à suyvre
ou fuyr ; qui est certainement une très
dangereuse guide
[1], et temeraire maistresse : car
aussi tost qu’elle est conceuë, sans plus rien
deferer au discours et à l’entendement, elle
s’empare de nostre imagination, et comme
dedans une citadelle, y tient fort contre la
- ↑ Un très dangereux guide.