Page:Chasteau - La legende de Duccio et d Orsette.pdf/18

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« Allez, mes frères, et, chemin faisant, sans vous interrompre, récitez l’Ave Maria », dit le Père Bénédict.

La brume, dans la profondeur, s’évaporait lentement et, par degrés, surgissaient les collines, avec les tours crénelées, les villages, les prairies l’Arno sinueux et jaune. Une seule étoile brillait encore, celle que les païens nomment Vénus, et le ciel, derrière le noir sommet de la Verne, devenait rose. Le reflet du jour naissant toucha la femme évanouie. Soudain, elle ouvrit des yeux vagues, des yeux sans pensée, verts comme les fontaines sous les feuilles ; tue regarda Duccio qui frémit, — et l’âme du novice, attirée par une infernale puissance, se perdit, avec délices, dans l’abîme glauque de ce regard. Cela ne dura que le temps d’un Amen, mais déjà Duccio n’était plus lui même. Le sang brutal des Guidi se réveillait, bouillonnait en ses veines, l’assourdissait de sa rumeur. Et il ne retrouvait plus les saintes paroles de l’oraison qu’il devait réciter, cependant que la femme aux yeux verts renversait sa tête pâmée dans ses cheveux, sur le velours ensanglanté de la civière.


IV

Il ne sut plus rien de cette femme, durant bien des jours. Elle n’était pas morte, puisqu’il aurait eu connaissance de sa fin par ses funérailles. Avait-elle quitté le village ? Était-elle encore malade et souffrant de grandes douleurs ? Qui était-elle ? De quel pays ? Qui l’avait égarée dans la montagne et poignardée ? Un brigand l’eût dépouillée de ses bijoux, tandis que l’agresseur avait laissé au corsage les agrafes de rubis, dans les tresses les nœuds de perles. Ne pouvant parler de l’inconnue à ses frères, Duccio en parlait à Dieu, ce qui trompait sa conscience. Il croyait que la seule compassion l’induisait à prier pour la créature meurtrie, dont le souvenir le troublait jusqu’aux larmes. Quand il fendait du bois dans la forêt, les vertes aiguilles des pins, la mousse olivâtre, l’eau de pluie amassée au creux des rocs lui rappelaient les yeux qui, dans sa mémoire, étaient si vastes et si beaux, les yeux dont le profond miroir reflétait l’immense nature verdoyante. Pour chasser l’image de ces yeux, il s’imposait des travaux excessifs et des mortifications secrètes. Il s’appliquait à méditer des leçons de saint François dont la présence était toute vivante encore en ces lieux… Là, le Père Séraphique avait parlé aux oiseaux ; ce rocher s’était amolli pour recevoir son empreinte ; il avait prié, dans cette cellule isolée, avec le petit frère Léon ; il avait dormi dans cette caverne, sous les blocs suspendus, parmi les reptiles et les bêtes de l’ombre qu’il appelait ses frères et ses sœurs. Un vieux moine avait connu, au temps de son noviciat, les compagnons mêmes du Stigmatisé ; ceux qui avaient fondé le couvent, construit les premières cabanes ; ceux qui avaient vu, entendu, touché saint François et reçu ses adieux lorsqu’il dut quitter sa chère montagne pour s’en retourner vers Assise et mourir. Comment, dans cet air sublime de la Verne, dans cet air où les six ailes de l’Apparition avaient palpité, où la lueur émanée du Corps glorieux et des cinq plaies divines avait rayonné, illuminant la montagne et réveillant au loin les pasteurs, comment le démon de l’Impureté pouvait-il répandre les miasmes