Page:Chasteau - La legende de Duccio et d Orsette.pdf/19

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puants de la luxure ? Tentation n’est pas faute, mais occasion de mériter est quelquefois salutaire exercice pour l’âme, à la condition que l’âme se fasse très humble et se laisse diriger par ceux qui ont charge d’elle. Duccio, à son insu, péchait par orgueil autant que par concupiscence. Il se flattait de repousser, seul, l’assaut démoniaque, et bientôt il douta même qu’il y eût du péché dans un souvenir involontaire et dans un sentiment de fraternelle charité.

Un dimanche, à la troisième heure après-midi, les moines, ayant achevé l’office des vêpres, firent leur procession quotidienne à la chapelle des Stigmates, suivis par une foule de pèlerins venus d’Ombrie et des Romagnes. Frère Duccio, marchant à son rang, sortit de l’église. Quel fut son étonnement lorsqu’il vit, agenouillée à l’écart et n’osant se mêler aux pèlerins, la femme à la robe de velours noir, maintenant sauve et guérie ? Son visage aminci était pâle et couvert de pleurs. Un voile cachait ses tresses blondes. Ses yeux verts, que Duccio ne put regarder sans vertige, semblèrent chercher les yeux du novice. Et ce fut tout. La procession s’éloigna sur le chemin taillé dans le roc. La foule dévote, se pressant, cacha la pénitente trop belle qui dut partir le même jour, car on ne la revit jamais.

Frère Duccio l’attendit contre toute raison, contre toute pudeur, comme si, d’elle à lui, une promesse s’était échangée, comme si elle était venue à l’église pour lui, Duccio, et non pour Dieu, comme si elle avait pleuré sur elle et sur lui, et non sur ses péchés. Désormais Duccio était perdu. Il oublia les enseignements de sa vertueuse mère ; il oublia que Madame Lucrèce l’avait donné, petit enfant, à saint François, et qu’il ne pouvait se reprendre sans offenser la défunte et commettre un sacrilège. Bientôt, se pervertissant de plus en plus, il douta de sa vocation, déclara qu’il avait les inclinations d’un chevalier et non d’un moine et qu’il ferait son salut dans le siècle mieux que dans un monastère. Il n’avait pas prononcé de vœux et refusa d’en prononcer. Enfin, malgré les paternelles remontrances de l’abbé, il persista si bien dans sa résolution qu’on ne put le retenir davantage. Après six ans de vie conventuelle, il reprit l’habit séculier et partit pour la ville de Poppi où le comte Guido le reçut à contre-cœur, avec de grands reproches…

De ces reproches, Duccio n’avait cure. Il réclama la part qui lui revenait de son héritage, et, ne pouvant supporter la vue de Poppi, du château, de la chambre de la tour et du tombeau de sa mère, il s’en fut vers la cité d’Arezzo, auprès de l’évêque Guillaume Ubertini. Mais, chemin faisant, il s’informa partout de la femme blessée qu’avaient sauvée les moines de la Verne. Il pensait que l’aventure de cette femme devait être connue dans tout le Casentin. En effet, les gens qu’il interrogea lui répondirent en riant que la dame était une courtisane d’Arezzo, nommée Orsette, fameuse pour sa beauté. Son dernier amant, furieux de la trouver infidèle, l’avait frappée et abandonnée dans la forêt de la Verne. Il croyait que les bêtes fauves dévoreraient le cadavre et que les voyageurs, trouvant un jour des ossements épars sous les pins, ne reconnaîtraient pas en ces tristes débris la blonde Arétine disparue. Sauvée par les moines, qui ne soupçonnaient pas sa condition, l’Orsette avait envoyé deux bourses d’or à l’abbé de la Verne, pour le soulagement des pauvres. Depuis, il n’en était plus nouvelles. La courtisane était revenue sans