Page:Chasteau - La legende de Duccio et d Orsette.pdf/20

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doute dans sa maison d’Arezzo, à moins qu’elle ne se fût réfugiée, par prudence, dans une autre ville, car les filles folles de leur corps ne sont pas en peine de trouver des amants, les hommes étant partout des hommes, c’est-à-dire brutaux et voluptueux. Cette révélation frappa Duccio comme un coup de poing au visage. Il ressentit une acre fureur mêlée de dégoût et de convoitise, à l’idée que des mâles possédaient la belle aux yeux verts et faisaient leur plaisir de son corps blanc. Il les eût tués, avec joie, eux et elle, à moins que l’épargnant, elle… La pensée de Duccio s’arrêtait là. Si chastement nourri, ne connaissant point la forme réelle et l’odeur de la femme, il n’avait pas encore perdu toute vergogne. Il n’osait se représenter le corps de l’Orsette, son étreinte et son baiser. Et il avait à la fois la peur et le désir de la jouissance inconnue.


V

Il arriva dans la cité d’Arezzo et se logea chez un sien parent qui n’aimait pas Guido Novello et fut bien aise de contenter sa rancune en recevant Duccio avec de grandes marques d’amitié. Le jeune homme exprima sa volonté de s’instruire dans les arts de la guerre et devint, très vite, excellent cavalier et bon escrimeur. Quelques sentiments de piété lui restaient encore, qui le retinrent un peu de temps sur la pente du vice. Il ne se mêlait pas volontiers aux mauvaises compagnies et n’était point hardi avec les femmes. Parfois, une robe monacale rencontrée, un chant d’église entendu, le nom seul de saint François remuaient dans son cœur les cendres encore chaudes de sa vertu consumée. Il sentait la pointe d’un remords et ce spasme de la gorge ’ qui précède les larmes. Surtout, il lui était impossible de voir, sans souffrance, le mont de la Verne, bleuâtre parmi les cimes lointaines, lorsqu’il s’égarait en chevauchant dans la campagne et remontait le cours de l’Arno.

Malgré ces répugnances qui lui restaient de son premier état, Duccio n’avait plus la chasteté du cœur, et il ne put garder celle du corps ; il avait cherché vainement l’Orsette, sans savoir ce qu’il voulait d’elle, et, ne la pouvant trouver, il dédaignait les autres femmes. Un soir, il tomba aux mains d’une fille qui avait des cheveux blonds et des yeux verts. Le lendemain, elle le dégoûta. Le surlendemain, il en prit une autre.

Dès lors, il lâcha la bride à sa frénésie amoureuse et jura qu’il posséderait l’Orsette, dût-il la rejoindre dans le grand feu de l’enfer où le diable les marierait. Il la convoitait par amour et par haine, comme la cause de sa damnation, et il se consolait — le malheureux ! — de ses fautes abominables, parce qu’il se rapprochait ainsi, lui pécheur, d’elle pécheresse. Il lui semblait que cette créature d’en bas le tirait à elle, et que tous deux, dans une décision du Juge éternel, auraient le même des tin. Cette pensée était si forte en lui qu’il voyait souvent, dans ses rêves, l’Orsette pâle et blessée, étendue sur la civière de branchages. Elle le regardait de ses grands yeux verts, vagues et tristes, et elle disait :

« Je t’attends, Duccio. Hâte-toi ! »