Page:Chateaubriand - Œuvres complètes, éd. Garnier, 1861, tome 1.djvu/255

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PRÉFACE

(ÉDITION DE 1826)


Voici l’ouvrage que depuis longtemps j’avois promis de réimprimer ; promesse que des âmes charitables avoient regardée comme un moyen de gagner du temps et d’imposer silence à mes ennemis, bien résolu que j’étois intérieurement, disoit-on, de ne jamais tenir ma parole. Avant de porter un jugement sur l’Essai, commençons par faire l’histoire de cet ouvrage.

J’avois traversé l’Atlantique avec le dessein d’entreprendre un voyage dans l’intérieur du Canada, pour découvrir, s’il étoit possible, le passage au nord-ouest du continent américain[1]. Par le plus grand hasard j’appris, au milieu de mes courses, la fuite de Louis XVI, l’arrestation de ce monarque à Varennes, et la retraite au delà de la Meuse, de la Moselle et du Rhin, de presque tout le corps des officiers françois d’infanterie et de cavalerie. Louis XVI n’étoit plus qu’un prisonnier entre les mains d’une faction ; le drapeau de la monarchie avoit été transporté par les princes de l’autre côté de la frontière : je n’approuvois point l’émigration en principe, mais je crus qu’il étoit de mon honneur d’en partager l’imprudence, puisque cette imprudence avoit des dangers. Je pensai que portant l’uniforme françois je ne devois pas me promener dans les forêts du Nouveau Monde quand mes camarades alloient se battre[2].

J’abandonnai donc, quoique à regret, mes projets, qui n’étoient pas eux-mêmes sans périls. Je revins en France ; j’émigrai avec mon frère, et je fis la campagne de 1792.

  1. J’ai dit cela cent fois dans mes ouvrages, et notamment dans l’Essai.
  2. Je servois dans le régiment de Navarre, infanterie, avec rang de capitaine de cavalerie : c’étoit un abus de ce temps ; j’avois obtenu les honneurs de la cour : or comme on ne pouvoit monter dans les carrosses du roi que l’on n’eût au moins le grade de capitaine, il avoit fallu, par une fiction, qu’un sous-lieutenant d’infanterie devînt un capitaine de cavalerie.