Page:Chateaubriand - Œuvres complètes, éd. Garnier, 1861, tome 1.djvu/256

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Atteint, dans la retraite, de cette dyssenterie qu’on appeloit la maladie des Prussiens, une affreuse petite vérole vint compliquer mes maux. On me crut mort ; on m’abandonna dans un fossé, où, donnant encore quelques signes de vie, je fus secouru par la compassion des gens du prince de Ligne, qui me jetèrent dans un fourgon. Ils me mirent à terre sous les remparts de Namur, et je traversai la ville en me traînant sur les mains de porte en porte. Repris par d’autres fourgons, je retrouvai à Bruxelles mon frère, qui rentroit en France pour monter sur l’échafaud. On osait à peine panser une blessure que j’avais à la cuisse, à cause de la contagion de ma double maladie.

Je voulois cependant, dans cet état, me rendre à Jersey, afin de rejoindre les royalistes de la Bretagne. Au prix d’un peu d’argent que j’empruntai, je me fis porter à Ostende : j’y rencontrai plusieurs Bretons, mes compatriotes et mes compagnons d’armes, qui avoient formé le même projet que moi. Nous nolisâmes une petite barque pour Jersey, et l’on nous entassa dans la cale de cette barque. Le gros temps, le défaut d’air et d’espace, le mouvement de la mer, achevèrent d’épuiser mes forces ; le vent et la marée nous obligèrent de relâcher à Guernesey.

Comme j’étois près d’expirer, on me descendit à terre, et on m’assit contre un mur, le visage tourné vers le soleil, pour rendre le dernier soupir. La femme d’un marinier vint à passer ; elle eut pitié de moi : elle appela son mari, qui, aidé de deux ou trois autres matelots anglois, me transporta dans une maison de pêcheurs, où je fus mis dans un bon lit ; c’est vraisemblablement à cet acte de charité que je dois la vie. Le lendemain on me rembarqua sur le sloop d’Ostende. Quand nous ancrâmes à Jersey, j’étois dans un complet délire. Je fus recueilli par mon oncle maternel, le comte de Bédée, et je demeurai plusieurs mois entre la vie et la mort.

Au printemps de 1793, me croyant assez fort pour reprendre les armes, je passai en Angleterre, où j’espérois trouver une direction des princes ; mais ma santé, au lieu de se rétablir, continua de décliner : ma poitrine s’entreprit ; je respirois avec peine. D’habiles médecins consultés me déclarèrent que je traînerois ainsi quelques mois, peut-être même une ou deux années, mais que je devois renoncer à toute fatigue et ne pas compter sur une longue carrière.

Que faire de ce temps de grâce qu’on m’accordoit ? Hors d’état de tenir l’épée pour le roi, je pris la plume. C’est donc sous le coup d’un arrêt de mort et, pour ainsi dire, entre la sentence et l’exécution, que j’ai écrit l’Essai