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Page:Chateaubriand - Œuvres complètes, éd. Garnier, 1861, tome 3.djvu/118

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encore la mamelle. Elles les berçaient avec les romances des Zégris et des Abencerages. Tous les cinq jours on priait dans la mosquée, en se tournant vers Grenade. On invoquait Allah, afin qu’il rendît à ses élus cette terre de délices. En vain le pays des Lotophages offrait aux exilés ses fruits, ses eaux, sa verdure, son brillant soleil : loin des Tours vermeilles[1], il n’y avait ni fruits agréables, ni fontaines limpides, ni fraîche verdure, ni soleil digne d’être regardé. Si l’on montrait à quelque banni les plaines de la Bagrada, il secouait la tête, et s’écriait en soupirant : « Grenade ! »

Les Abencerages surtout conservaient le plus tendre et le plus fidèle souvenir de la patrie. Ils avaient quitté avec un mortel regret le théâtre de leur gloire et les bords qu’ils firent si souvent retentir de ce cri d’armes : « Honneur et amour. » Ne pouvant plus lever la lance dans les déserts ni se couvrir du casque dans une colonie de laboureurs, ils s’étaient consacrés à l’étude des simples, profession estimée chez les Arabes à l’égal du métier des armes. Ainsi cette race de guerriers qui jadis faisait des blessures s’occupait maintenant de l’art de les guérir. En cela elle avait retenu quelque chose de son premier génie, car les chevaliers pansaient souvent eux-mêmes les plaies de l’ennemi qu’ils avaient abattu.

La cabane de cette famille, qui jadis eut des palais, n’était point placée dans le hameau des autres exilés, au pied de la montagne du Mamelife ; elle était bâtie parmi les débris mêmes de Carthage, au bord de la mer, dans l’endroit où saint Louis mourut sur la cendre et où l’on voit aujourd’hui un ermitage mahométan. Aux murailles de la cabane étaient attachés des boucliers de peau de lion, qui portaient empreintes sur un champ d’azur deux figures de sauvages brisant une ville avec une massue. Autour de cette devise on lisait ces mots : « C’est peu de chose ! » armes et devise des Abencerages. Des lances ornées de pennons blancs et bleus, des alburnos, des casaques de satin tailladé, étaient rangés auprès des boucliers et brillaient au milieu des cimeterres et des poignards. On voyait encore suspendus çà et là des gantelets, des mors enrichis de pierreries, de larges étriers d’argent, de longues épées dont le fourreau avait été brodé par les mains des princesses, et des éperons d’or que les Yseult, les Genièvre, les Oriane, chaussèrent jadis à de vaillants chevaliers.

Sur des tables, au pied de ces trophées de la gloire, étaient posés des trophées d’une vie pacifique ; c’étaient des plantes cueillies sur les sommets de l’Atlas et dans le désert de Zaara ; plusieurs même avaient

  1. Tours du palais de Grenade.