Page:Chateaubriand - Œuvres complètes, éd. Garnier, 1861, tome 3.djvu/119

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été apportées de la plaine de Grenade. Les unes étaient propres à soulager les maux du corps, les autres devaient étendre leur pouvoir jusque sur les chagrins de l’âme. Les Abencerages estimaient surtout celles qui servaient à calmer les vains regrets, à dissiper les folles illusions et ces espérances de bonheur toujours naissantes, toujours déçues. Malheureusement ces simples avaient des vertus opposées, et souvent le parfum d’une fleur de la patrie était comme une espèce de poison pour les illustres bannis.

Vingt-quatre ans s’étaient écoulés depuis la prise de Grenade. Dans ce court espace de temps quatorze Abencerages avaient péri par l’influence d’un nouveau climat, par les accidents d’une vie errante et surtout par le chagrin, qui mine sourdement les forces de l’homme. Un seul rejeton était l’espoir de cette maison fameuse. Aben-Hamet portait le nom de cet Abencerage qui fut accusé par les Zégris d’avoir séduit la sultane Alfaïma. Il réunissait en lui la beauté, la valeur, la courtoisie, la générosité de ses ancêtres, avec ce doux éclat et cette légère impression de tristesse que donne le malheur noblement supporté. Il n’avait que vingt-deux ans lorsqu’il perdit son père ; il résolut alors de faire un pèlerinage au pays de ses aïeux, afin de satisfaire au besoin de son cœur et d’accomplir un dessein qu’il cacha soigneusement à sa mère.

Il s’embarqua à l’échelle de Tunis ; un vent favorable le conduit à Carthagène, il descend du navire et prend aussitôt la route de Grenade : il s’annonçait comme un médecin arabe qui venait herboriser parmi les rochers de la Sierra-Nevada. Une mule paisible le portait lentement dans le pays où les Abencerages volaient jadis sur de belliqueux coursiers ; un guide marchait en avant, conduisant deux autres mules ornées de sonnettes et de touffes de laine de diverses couleurs. Aben-Hamet traversa les grandes bruyères et les bois de palmiers du royaume de Murcie : à la vieillesse de ces palmiers il jugea qu’ils devaient avoir été plantés par ses pères, et son cœur fut pénétré de regrets. Là s’élevait une tour où veillait la sentinelle au temps de la guerre des Maures et des chrétiens ; ici se montrait une ruine dont l’architecture annonçait une origine mauresque, autre sujet de douleur pour l’Abencerage ! Il descendait de sa mule, et, sous prétexte de chercher des plantes, il se cachait un moment dans ces débris pour donner un libre cours à ses larmes. Il reprenait ensuite sa route en rêvant au bruit des sonnettes de la caravane et au chant monotone de son guide. Celui-ci n’interrompait sa longue romance que pour encourager ses mules, en leur donnant le nom de belles et de valeureuses, ou pour les gourmander, en les appelant paresseuses et obstinées.