Page:Chateaubriand - Œuvres complètes, éd. Garnier, 1861, tome 3.djvu/121

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« C’est l’Alhambra, » répond le guide.

« Et cet autre château sur cette autre colline ? » dit Aben-Hamet.

« C’est le Généralife, répliqua l’Espagnol. Il y a dans ce château un jardin planté de myrtes où l’on prétend qu’Abencerage fut surpris avec la sultane Alfaïma. Plus loin vous voyez l’Albaïzyn, et plus près de nous les Tours vermeilles. »

Chaque mot du guide perçait le cœur d’Aben-Hamet. Qu’il est cruel d’avoir recours à des étrangers pour apprendre à connaître les monuments de ses pères et de se faire raconter par des indifférents l’histoire de sa famille et de ses amis ! Le guide, mettant fin aux réflexions d’Aben-Hamet, s’écria : « Marchons, seigneur Maure, marchons, Dieu l’a voulu ! Prenez courage ! François Ier n’est-il pas aujourd’hui même prisonnier dans notre Madrid ? Dieu l’a voulu. » Il ôta son chapeau, fit un grand signe de croix et frappa ses mules. L’Abencerage, pressant la sienne à son tour, s’écria : « C’était écrit[1] ; » et ils descendirent vers Grenade.

Ils passèrent près du gros frêne célèbre par le combat de Muça et du grand maître de Calatrava, sous le dernier roi de Grenade. Ils firent le tour de la promenade Alaméida, et pénétrèrent dans la cité par la porte d’Elvire. Ils remontèrent le Rambla, et arrivèrent bientôt sur une place qu’environnaient de toutes parts des maisons d’architecture moresque. Un kan était ouvert sur cette place pour les Maures d’Afrique, que le commerce de soies de la Véga attirait en foule à Grenade. Ce fut là que le guide conduisit Aben-Hamet.

L’Abencerage était trop agité pour goûter un peu de repos dans sa nouvelle demeure ; la patrie le tourmentait. Ne pouvant résister aux sentiments qui troublaient son cœur, il sortit au milieu de la nuit pour errer dans les rues de Grenade. Il essayait de reconnaître avec ses yeux ou ses mains quelques-uns des monuments que les vieillards lui avaient si souvent décrits. Peut-être que ce haut édifice dont il entrevoyait les murs à travers les ténèbres était autrefois la demeure des Abencerages ; peut-être était-ce sur cette place solitaire que se donnaient ces fêtes qui portèrent la gloire de Grenade jusqu’aux nues. Là passaient les quadrilles superbement vêtus de brocart, là s’avançaient les galères chargées d’armes et de fleurs, les dragons qui lançaient des feux et qui recélaient dans leurs flancs d’illustres guerriers, ingénieuses inventions du plaisir et de la galanterie.

Mais, hélas ! au lieu du son des anafins, du bruit des trompettes et

  1. Expression que les musulmans ont sans cesse à la bouche et qu’ils appliquent à la plupart des événements de la vie.