Page:Chateaubriand - Œuvres complètes, éd. Garnier, 1861, tome 3.djvu/139

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« Don Carlos, répliqua Blanca, j’aime Aben-Hamet ; Aben-Hamet m’aime ; depuis trois ans il renonce à moi plutôt que de renoncer à la religion de ses pères. Noblesse, honneur, chevalerie, sont en lui ; jusqu’à mon dernier soupir je l’adorerai. »

Don Carlos était digne de sentir ce que la résolution d’Aben-Hamet avait de généreux, quoiqu’il déplorât l’aveuglement de cet infidèle. « Infortunée Blanca, dit-il, où te conduira cet amour ? J’avais espéré que Lautrec, mon ami, deviendrait mon frère. »

« Tu t’étais trompé, répondit Blanca : je ne puis aimer cet étranger. Quant à mes sentiments pour Aben-Hamet, je n’en dois compte à personne. Garde tes serments de chevalerie comme je garderai mes serments d’amour. Sache seulement, pour te consoler, que jamais Blanca ne sera l’épouse d’un infidèle. »

« Notre famille disparaîtra donc de la terre ! » s’écria don Carlos.

« C’est à toi de la faire revivre, dit Blanca. Qu’importent d’ailleurs des fils que tu ne verras point et qui dégénéreront de ta vertu ? Don Carlos, je sens que nous sommes les derniers de notre race ; nous sortons trop de l’ordre commun pour que notre sang fleurisse après nous : le Cid fut notre aïeul, il sera notre postérité. » Blanca sortit.

Don Carlos vole chez l’Abencerage. « Maure, lui dit-il, renonce à ma sœur ou accepte le combat. »

« Es-tu chargé par ta sœur, répondit Aben-Hamet, de me redemander les serments qu’elle m’a faits ? »

« Non, répliqua don Carlos : elle t’aime plus que jamais. »

« Ah ! digne frère de Blanca ! s’écria Aben-Hamet en l’interrompant, je dois tenir tout mon bonheur de ton sang ! Ô fortuné Aben-Hamet ! Ô heureux jour ! je croyais Blanca infidèle pour ce chevalier français… »

« Et c’est là ton malheur, s’écria à son tour don Carlos hors de lui : Lautrec est mon ami ; sans toi il serait mon frère. Rends-moi raison des larmes que tu fais verser à ma famille. »

« Je le veux bien, répondit Aben-Hamet ; mais, né d’une race qui peut-être a combattu la tienne, je ne suis pourtant point chevalier. Je ne vois ici personne pour me conférer l’ordre qui te permettra de te mesurer avec moi sans descendre de ton rang. »

Don Carlos, frappé de la réflexion du Maure, le regarda avec un mélange d’admiration et de fureur. Puis tout à coup : « C’est moi qui t’armerai chevalier ! tu en es digne. »

Aben-Hamet fléchit le genou devant don Carlos, qui lui donne l’accolade en lui frappant trois fois l’épaule du plat de son épée ; ensuite