Page:Chateaubriand - Œuvres complètes, éd. Garnier, 1861, tome 3.djvu/145

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Du vent qui courbait le roseau
Mobile,
Et du soleil couchant sur l’eau,
Si beau ?

Oh ! qui me rendra mon Hélène,
Et ma montagne et le grand chêne ?
Leur souvenir fait tous les jours
Ma peine :
Mon pays sera mes amours
Toujours !

Lautrec, en achevant le dernier couplet, essuya avec son gant une larme que lui arrachait le souvenir du gentil pays de France. Les regrets du beau prisonnier furent vivement sentis par Aben-Hamet, qui déplorait comme Lautrec la perte de sa patrie. Sollicité de prendre à son tour la guitare, il s’en excusa, en disant qu’il ne savait qu’une romance, et qu’elle serait peu agréable à des chrétiens.

« Si ce sont des infidèles qui gémissent de nos victoires, repartit dédaigneusement don Carlos, vous pouvez chanter : les larmes sont permises aux vaincus. »

« Oui, dit Blanca, et c’est pour cela que nos pères, soumis autrefois au joug des Maures, nous ont laissé tant de complaintes. »

Aben-Hamet chanta donc cette ballade, qu’il avait apprise d’un poète de la tribu des Abencerages[1] :

Le roi don Juan,
Un jour chevauchant,
Vit sur la montagne
Grenade d’Espagne ;
Il lui dit soudain :
Cité mignonne,
Mon cœur te donne
Avec ma main.

Je t’épouserai,
Puis apporterai
En dons à ta ville,
Cordoue et Séville.
Superbes atours
Et perle fine
Je te destine
Pour nos amours.

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  1. En traversant un pays montagneux entre Algésiras et Cadix, je m’arrêtai dans une venta située au milieu d’un bois. Je n’y trouvai qu’un petit garçon de quatorze à quinze ans et une petite fille à peu près du même âge, frère et sœur, qui tressaient auprès du feu des nattes de jonc. Ils chantaient une romance dont je ne comprenais pas les paroles, mais dont l’air était simple et naïf. Il faisait un temps affreux ; je restai deux heures à la venta. Mes jeunes hôtes répétèrent si longtemps les couplets de leur romance, qu’il me fut aisé d’en apprendre l’air par cœur. C’est sur cet air que j’ai composé la romance de l’Abencerage. Peut-être était-il question d’Aben-Hamet dans la chanson de mes deux petits Espagnols. Au reste, le dialogue de Grenade et du roi de Léon est imité d’une romance espagnole.