Page:Chateaubriand - Œuvres complètes, éd. Garnier, 1861, tome 3.djvu/54

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l’arbre, tenant ma bien-aimée sur mes genoux, et réchauffant ses pieds nus entre mes mains, j’étais plus heureux que la nouvelle épouse qui sent pour la première fois son fruit tressaillir dans son sein.

« Nous prêtions l’oreille au bruit de la tempête ; tout à coup je sentis une larme d’Atala tomber sur mon sein : « Orage du cœur, m’écriai-je, est-ce une goutte de votre pluie ? » Puis, embrassant étroitement celle que j’aimais : « Atala, lui dis-je, vous me cachez quelque chose. Ouvre-moi ton cœur, ô ma beauté ! cela fait tant de bien quand un ami regarde dans notre âme ! Raconte-moi cet autre secret de la douleur, que tu t’obstines à taire. Ah ! je le vois, tu pleures ta patrie. » Elle repartit aussitôt : « Enfant des hommes, comment pleurerais-je ma patrie, puisque mon père n’était pas du pays des palmiers ! — Quoi, répliquai-je avec un profond étonnement, votre père n’était point du pays des palmiers ! Quel est donc celui qui vous a mise sur cette terre ? Répondez. » Atala dit ces paroles :

« Avant que ma mère eût apporté en mariage au guerrier Simaghan trente cavales, vingt buffles, cent mesures d’huile de glands, cinquante peaux de castors et beaucoup d’autres richesses, elle avait connu un homme de la chair blanche. Or, la mère de ma mère lui jeta de l’eau au visage, et la contraignit d’épouser le magnanime Simaghan, tout semblable à un roi et honoré des peuples comme un Génie. Mais ma mère dit à son nouvel époux : « Mon ventre a conçu ; tuez-moi. » Simaghan lui répondit : « Le grand Esprit me garde d’une si mauvaise action ! Je ne vous mutilerai point, je ne vous couperai point le nez ni les oreilles, parce que vous avez été sincère et que vous n’avez point trompé ma couche. Le fruit de vos entrailles sera mon fruit, et je ne vous visiterai qu’après le départ de l’oiseau de rizière, lorsque la treizième lune aura brillé. » En ce temps-là, je brisai le sein de ma mère et je commençai à croître, fière comme une Espagnole et comme une sauvage. Ma mère me fit chrétienne, afin que son Dieu et le Dieu de mon père fût aussi mon Dieu. Ensuite le chagrin d’amour vint la chercher, et elle descendit dans la petite cave garnie de peaux d’où l’on ne sort jamais. »

Telle fut l’histoire d’Atala. « Et quel était donc ton père, pauvre orpheline ? lui dis-je ; comment les hommes l’appelaient-ils sur la terre et quel nom portait-il parmi les Génies ? — Je n’ai jamais lavé les pieds de mon père, dit Atala ; je sais seulement qu’il vivait avec sa sœur à Saint-Augustin et qu’il a toujours été fidèle à ma mère :