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Page:Chateaubriand - Œuvres complètes, éd. Garnier, 1861, tome 3.djvu/53

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nos pas, nos maux semblaient ne pouvoir plus s’accroître, lorsqu’un accident y vint mettre le comble.

« C’était le vingt-septième soleil depuis notre départ des cabanes : la lune de feu[1] avait commencé son cours, et tout annonçait un orage. Vers l’heure où les matrones indiennes suspendent la crosse du labour aux branches du savinier et où les perruches se retirent dans le creux des cyprès, le ciel commença à se couvrir. Les voix de la solitude s’éteignirent, le désert fit silence et les forêts demeurèrent dans un calme universel. Bientôt les roulements d’un tonnerre lointain, se prolongeant dans ces bois aussi vieux que le monde, en firent sortir des bruits sublimes. Craignant d’être submergés, nous nous hâtâmes de gagner le bord du fleuve, et de nous retirer dans une forêt.

« Ce lieu était un terrain marécageux. Nous avancions avec peine sous une voûte de smilax, parmi des ceps de vigne, des indigos, des faséoles, des lianes rampantes, qui entravaient nos pieds comme des filets. Le sol spongieux tremblait autour de nous, et à chaque instant nous étions près d’être engloutis dans des fondrières. Des insectes sans nombre, d’énormes chauves-souris nous aveuglaient ; les serpents à sonnette bruissaient de toutes parts, et les loups, les ours, les carcajous, les petits tigres, qui venaient se cacher dans ces retraites, les remplissaient de leurs rugissements.

« Cependant l’obscurité redouble : les nuages abaissés entrent sous l’ombrage des bois. La nue se déchire, et l’éclair trace un rapide losange de feu. Un vent impétueux sorti du couchant, roule les nuages sur les nuages ; les forêts plient, le ciel s’ouvre coup sur coup, et à travers ses crevasses on aperçoit de nouveaux cieux et des campagnes ardentes. Quel affreux, quel magnifique spectacle ! La foudre met le feu dans les bois ; l’incendie s’étend comme une chevelure de flammes ; des colonnes d’étincelles et de fumée assiègent les nues, qui vomissent leurs foudres dans le vaste embrasement. Alors le grand Esprit couvre les montagnes d’épaisses ténèbres ; du milieu de ce vaste chaos s’élève un mugissement confus formé par le fracas des vents, le gémissement des arbres, le hurlement des bêtes féroces, le bourdonnement de l’incendie et la chute répétée du tonnerre qui siffle en s’éteignant dans les eaux.

« Le grand Esprit le sait ! Dans ce moment je ne vis qu’Atala, je ne pensai qu’à elle. Sous le tronc penché d’un bouleau, je parvins à la garantir des torrents de la pluie. Assis moi-même sous

  1. Mois de juillet.