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Page:Chateaubriand - Œuvres complètes, éd. Garnier, 1861, tome 3.djvu/552

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senter quelques observations dont je ne prétends faire aucune application à ma personne : je le dis avec sincérité, et j’espère qu’on le croira.

Les grands poëtes ont été souvent de grands écrivains en prose ; qui peut le plus peut le moins : mais les bons écrivains en prose ont été presque toujours de méchants poètes. La difficulté est de déterminer, lorsqu’on écrit aussi facilement en prose qu’en vers, et en vers qu’en prose, si la nature vous avait fait poëte d’abord et prosateur ensuite, ou prosateur en premier lieu et poëte après.

Si vous avez écrit plus de vers que de prose, ou plus de prose que de vers, on vous range dans la catégorie des écrivains en vers ou en prose, d’après le nombre et le succès de vos ouvrages.

Si l’un des deux talents domine chez vous, vous êtes vite classé.

Si les deux talents sont à peu près sur la même ligne, à l’instant on vous en refuse un, par cette impossibilité où sont les hommes d’accorder deux aptitudes à un même esprit, comme je l’ai déjà remarqué. On vous loue même excessivement de ce que vous avez pour déprécier ce que vous avez encore, mais ce qu’on ne veut pas reconnoître ; on vous élève aux nues pour vous rabaisser au-dessous de tout. L’envie est fort embarrassée, car elle se voit obligée d’accroître votre gloire pour la détruire, et si le résultat lui fait plaisir, le moyen lui fait peine.

Répétez, par exemple, jusqu’à satiété que presque tous les grands talents politiques et militaires de la Grèce, de l’Italie ancienne, de l’Italie moderne, de l’Allemagne, de l’Angleterre, ont été aussi de grands talents littéraires, vous ne parviendrez jamais à convaincre de cette vérité de fait la partie médiocre et envieuse de notre société. Ce préjugé barbare qui sépare les talents n’existe qu’en France, où l’amour-propre est inquiet, où chacun croit perdre ce que son voisin possède, où enfin on avait divisé les facultés de l’esprit comme les classes des citoyens. Nous avions nos trois ordres intellectuels, le génie politique, le génie militaire, le génie littéraire, comme nous avions nos trois ordres politiques, le clergé, la noblesse et le tiers-état ; mais dans la constitution des trois ordres intellectuels, il étoit de principe qu’ils ne pouvaient jamais se trouver réunis dans la même chambre, c’est-à-dire dans la même tête.

Le gouvernement public dont nous jouissons maintenant fera disparoître peu à peu ces notions dignes des Velches. Il étoit tout simple que dans une monarchie militaire, où l’on n’avait besoin ni de l’étude politique, ni de l’éloquence de la tribune, les lettres parussent un amusement de cabinet ou une occupation de collège. Force sera aujourd’hui de reconnoître que le consul