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Page:Chateaubriand - Œuvres complètes, éd. Garnier, 1861, tome 3.djvu/58

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grand Génie de la montagne. Son cœur parut touché, et des larmes tombèrent sur sa barbe. « Mon enfant, dit-il à Atala, il faut offrir vos souffrances à Dieu, pour la gloire de qui vous avez déjà fait tant de choses, il vous rendra le repos. Voyez fumer ces forêts, sécher ces torrents, se dissiper ces nuages : croyez-vous que celui qui peut calmer une pareille tempête ne pourra pas apaiser les troubles du cœur de l’homme ? Si vous n’avez pas de meilleure retraite, ma chère fille, je vous offre une place au milieu du troupeau que j’ai eu le bonheur d’appeler à Jésus-Christ. J’instruirai Chactas, et je vous le donnerai pour époux quand il sera digne de l’être. »

« À ces mots je tombai aux genoux du solitaire en versant des pleurs de joie ; mais Atala devint pâle comme la mort. Le vieillard me releva avec bénignité, et je m’aperçus alors qu’il avait les deux mains mutilées. Atala comprit sur-le-champ ses malheurs. « Les barbares ! » s’écria-t-elle.

« Ma fille, reprit le père avec un doux sourire, qu’est-ce que cela auprès de ce qu’a enduré mon divin Maître ? Si les Indiens idolâtres m’ont affligé, ce sont de pauvres aveugles que Dieu éclairera un jour. Je les chéris même davantage en proportion des maux qu’ils m’ont faits. Je n’ai pu rester dans ma patrie, où j’étais retourné, et où une illustre reine m’a fait l’honneur de vouloir contempler ces faibles marques de mon apostolat. Et quelle récompense plus glorieuse pouvais-je recevoir de mes travaux que d’avoir obtenu du chef de notre religion la permission de célébrer le divin sacrifice avec ces mains mutilées ? Il ne me restait plus, après un tel honneur, qu’à tâcher de m’en rendre digne : je suis revenu au Nouveau-Monde consumer le reste de ma vie au service de mon Dieu. Il y a bientôt trente ans que j’habite cette solitude, et il y en aura demain vingt-deux que j’ai pris possession de ce rocher. Quand j’arrivai dans ces lieux, je n’y trouvai que des familles vagabondes, dont les mœurs étaient féroces et la vie fort misérable. Je leur ai fait entendre la parole de paix, et leurs mœurs se sont graduellement adoucies. Ils vivent maintenant rassemblés au bas de cette montagne. J’ai tâché, en leur enseignant les voies du salut, de leur apprendre les premiers arts de la vie, mais sans les porter trop loin, et en retenant ces honnêtes gens dans cette simplicité qui fait le bonheur. Pour moi, craignant de les gêner par ma présence, je me suis retiré sous cette grotte, où ils viennent me consulter. C’est ici que, loin des hommes, j’admire Dieu dans la grandeur de ces solitudes et que je me prépare à la mort, que m’annoncent mes vieux jours. »