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Page:Chateaubriand - Œuvres complètes, éd. Garnier, 1861, tome 4.djvu/205

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Comme le préfet d’Achaïe descendoit de son tribunal, Démodocus et sa fille arrivoient au temple d’Homère. Les feux n’étoient point encore éteints sur les autels domestiques ; Démodocus les fait aussitôt ranimer. On conduit au sanctuaire la génisse aux cornes dorées, on apporte au prêtre des dieux une coupe d’argent ciselée : c’étoit celle dont se servoient autrefois Danaüs et le vieux Phoronée dans leurs sacrifices. Une main savante avoit représenté sur cette coupe Ganymède enlevé par l’aigle de Jupiter ; les compagnons du chasseur phrygien paroissoient accablés de tristesse, et sa meute fidèle faisoit retentir de ses aboiements douloureux les forêts de l’Ida. Le père de Cymodocée remplit cette coupe d’un vin pur ; il se revêt d’une tunique sans tache, il couronne sa tête d’une branche d’olivier : on l’eût pris pour Tirésias, ou pour le divin Amphiaraüs, prêt à descendre vivant aux enfers avec ses armes blanches, son char blanc et ses coursiers blancs. Démodocus répand la libation aux pieds de la statue du poëte. La génisse tombe sous le couteau sacré ; Cymodocée suspend sa lyre à l’autel ; ensuite, adressant la parole au cygne de Méonie :

« Auteur de ma race, ta fille te consacre ce luth mélodieux que tu pris soin quelquefois d’accorder pour elle. Deux divinités, Vénus et l’Hymen, me forcent de passer sous d’autres lois : que peut une jeune fille contre les traits de l’Amour et les ordres du Destin ? Andromaque (tu l’as raconté) ne voyoit dans la superbe Troie qu’Astyanax et son Hector. Je n’ai point encore de fils, mais je dois suivre mon époux. »

Tels furent les adieux de la prêtresse des Muses au chantre de Pénélope et de Nausicaa. Les yeux de la jeune vierge étoient humides de larmes ; malgré le charme de son amour, elle regrettoit les héros et les divinités qui faisoient une partie de sa famille, ce temple où elle retrouvoit à la fois ses dieux et son père, où elle fut nourrie du nectar des Muses au défaut du lait maternel. Tout la rappeloit aux belles fictions du poëte, tout étoit dans ces lieux sous la puissance d’Homère ; et la chrétienne désignée se sentoit, en dépit d’elle-même, domptée par le génie du père des fables : ainsi, lorsqu’un serpent d’or et d’azur roule au sein d’un pré ses écailles changeantes, il lève une crête de pourpre au milieu des fleurs, darde une triple langue de feu et lance des regards étincelants ; la colombe qui l’aperçoit du haut des airs, fascinée par le brillant reptile, abaisse peu à peu son vol, s’abat sur un arbre voisin, et, descendant de branche en branche, se livre au pouvoir magique qui la fait tomber des voûtes du ciel.


fin du livre treizième.