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Page:Chateaubriand - Œuvres complètes, éd. Garnier, 1861, tome 4.djvu/320

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redemander ma fille ? C’étoit sur elle que je tournois mes regards des bords du tombeau. Dernière héritière de la lyre d’Homère, les Muses l’avoient comblée de dons précieux. Elle gouvernoit ma maison ; personne, en sa présence, n’eût osé insulter à ma vieillesse. J’aurois vu croître sur mes genoux des fils semblables à leur mère ! Cymodocée, dont les paroles avoient tant de charmes, que sont devenues tes promesses ? Tu me disois : « Quelle sera ma douleur, ô mon père, si les Parques inflexibles te ravissent jamais à mon amour ! Je couperai mes cheveux sur ton bûcher, et je passerai mes jours à te pleurer avec mes compagnes, » Hélas ! ô ma fille, c’est moi qui reste à le pleurer ! C’est moi qui, dans une terre étrangère, sans enfants, sans patrie, courbé sous le faix des ans, c’est moi qui t’appellerai trois fois autour de ton lit funèbre ! »

Comme un taureau qu’on arrache aux honneurs du pâturage pour le séparer de la génisse que l’on va sacrifier aux dieux, ainsi Dorothée avoit entraîné Démodocus loin de la prison de Cymodocée.

La nouvelle chrétienne avoit rouvert les yeux à la lumière, ou plutôt aux ténèbres des cachots. Elle lit et relit vingt fois la lettre d’Eudore, et vingt fois elle l’arrose de ses pleurs.

« Époux chéri, dit-elle dans le langage confus de ses deux religions, seigneur, mon maître, héros semblable à une divinité, vous allez donc paroître devant les juges ?… Un fer cruel !… Et je ne suis pas là pour panser les plaies !… mon père ! pourquoi m’avez-vous abandonnée ? Accourez ; conduisez mes pas vers le plus beau des mortels ! Tombez, murs impitoyables, je veux porter ma vie au souverain maître de mon cœur. »

Ainsi se plaignoit Cymodocée dans le silence de son cachot, tandis que le bruit et le tumulte environnoient la prison des martyrs. Ils entendoient au dehors une rumeur confuse, semblable au bouillonnement des grandes eaux, au fracas des vents sur de hautes montagnes, au mugissement d’un incendie allumé dans une forêt de pins par l’imprudence d’un berger : c’étoit le peuple.

Il y avoit à Rome un antique usage : la veille de l’exécution des criminels condamnés aux bêtes, on leur donnoit à la porte de la prison un repas public, appelé le repas libre. Dans ce repas on leur prodiguoit toutes les délicatesses d’un somptueux festin : raffinement barbare de la loi, ou brutale clémence de la religion : l’une, qui vouloit faire regretter la vie à ceux qui l’alloient perdre ; l’autre, qui, ne considérant l’homme que dans les plaisirs, vouloit du moins en combler l’homme expirant.

Ce dernier repas étoit servi sur une table immense, dans le vesti-