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Page:Chateaubriand - Œuvres complètes, éd. Garnier, 1861, tome 4.djvu/37

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plein de trouble et de foiblesse. Je m’appelle Eudore : je suis fils de Lasthénès. Je revenois de Thalames, je retournois chez mon père ; la nuit m’a surpris : je me suis endormi au bord de cette fontaine. Mais vous, comment êtes-vous seule ici ? Que le ciel vous conserve la pudeur, la plus belle des craintes après celle de Dieu ! »

Le langage de cet homme confondoit Cymodocée. Elle sentoit devant lui un mélange d’amour et de respect, de confiance et de frayeur. La gravité de sa parole et la grâce de sa personne formoient à ses yeux un contraste extraordinaire. Elle entrevoyoit comme une nouvelle espèce d’hommes plus noble et plus sérieuse que celle qu’elle avoit connue jusque alors. Croyant augmenter l’intérêt qu’Eudore paroissoit prendre à son malheur, elle lui dit :

« Je suis fille d’Homère, aux chants immortels 42. »

L’étranger se contenta de répliquer :

« Je connois un plus beau livre que le sien. »

Déconcertée par la brièveté de cette réponse, Cymodocée dit en elle-même :

« Ce jeune homme est de Sparte. »

Puis elle raconta son histoire. Le fils de Lasthénès dit :

« Je vais vous reconduire chez votre père. »

Et il se mit à marcher devant elle.

La fille de Démodocus le suivoit : on entendoit le frémissement de son haleine, car elle trembloit. Pour se rassurer un peu, elle essaya de parler : elle hasarda quelques mots sur les charmes de la Nuit sacrée, épouse de l’Érèbe et mère des Hespérides et de l’Amour 43. Mais son guide l’interrompant :

« Je ne vois que des astres, qui racontent la gloire du Très-Haut 44. »

Ces paroles jetèrent de nouveau la confusion dans le cœur de la prêtresse des Muses. Elle ne savoit plus que penser de cet inconnu qu’elle avoit pris d’abord pour un immortel. Étoit-ce un impie qui erroit la nuit sur la terre, haï des hommes et poursuivi par les dieux ? Étoit-ce un pirate descendu de quelque vaisseau pour ravir les enfants à leurs pères ? Cymodocée commençoit à sentir une vive frayeur qu’elle n’osoit toutefois laisser paroître. Son étonnement n’eut plus de bornes lorsqu’elle vit son guide s’incliner devant un esclave délaissé qu’ils trouvèrent au bord d’un chemin, l’appeler son frère et lui donner son manteau pour couvrir sa nudité.

« Étranger, dit la fille de Démodocus, tu as cru sans doute que cet esclave étoit quelque dieu caché sous la figure d’un mendiant pour éprouver le cœur des mortels ? »

« Non, répondit Eudore, j’ai cru que c’étoit un homme. »