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Page:Chateaubriand - Œuvres complètes, éd. Garnier, 1861, tome 4.djvu/47

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avoit gravé un roi au milieu des moissonneurs ; ce pasteur des peuples, plein de joie, tenoit en silence son sceptre levé au milieu des sillons. Il ne manque ici que le sacrifice du taureau sous le chêne de Jupiter. Quelle abondante moisson ! Que d’esclaves laborieux et fidèles ! »

« Ces moissonneurs ne sont plus mes esclaves 23, répliqua Lasthénès, ma religion me défend d’en avoir ; je leur ai donné la liberté. »

« Lasthénès, dit alors Démodocus, je commence à comprendre que la renommée, cette voix de Jupiter, m’avoit appris la vérité : tu auras sans doute embrassé cette secte nouvelle qui adore un Dieu inconnu à nos ancêtres. »

Lasthénès répondit :

« Je suis chrétien. »

Le descendant d’Homère demeura quelque temps interdit : puis, reprenant la parole :

« Mon hôte, dit-il, pardonne à ma franchise : j’ai toujours obéi à la vérité, fille de Saturne et mère de la vertu 24. Les dieux sont justes : comment pourrois-je concilier la prospérité qui t’environne et les impiétés dont on accuse les chrétiens ? »

Lasthénès répondit :

« Voyageur, les chrétiens 25 ne sont point des impies, et vos dieux ne sont ni justes ni injustes : ils ne sont rien. Si mes champs et mes troupeaux prospèrent entre les mains de ma famille, c’est qu’elle est simple de cœur et soumise à la volonté de celui qui est le seul et véritable Dieu. Le ciel m’a donné la chaste épouse que vous me voyez ; je ne lui ai demandé qu’une constante amitié, l’humilité et la chasteté d’une femme. Dieu a béni mes intentions ; il m’a donné des enfants soumis, qui sont la couronne des vieillards. Ils aiment leurs parents, et ils sont heureux parce qu’ils sont attachés au toit de leur père. Mon épouse et moi nous avons vieilli ensemble, et, quoique mes jours n’aient pas toujours été bons, elle a dormi trente ans à mes côtés sans révéler les soucis de ma couche et les tribulations cachées de mon cœur. Que Dieu lui rende sept fois la paix 26 qu’elle m’a donnée ! Elle ne sera jamais aussi heureuse que je le désire ! »

Ainsi le cœur de ce chrétien des anciens jours s’épanouissoit en parlant de son épouse. Cymodocée l’écoutoit avec amour : la beauté de ces mœurs pénétroit l’âme de cette jeune infidèle, et Démodocus lui-même avoit besoin de se rappeler Homère et tous ses dieux pour n’être pas entraîné par la force de la vérité.

Après quelques moments, le père de Cymodocée dit à Lasthénès :

« Tu me sembles tout à fait des temps antiques, et cependant je n’ai