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Page:Chateaubriand - Œuvres complètes, éd. Garnier, 1861, tome 4.djvu/517

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Lœnus, dans la chaîne du mont Éva, et peu éloignés de Prasiæ, sur le golfe d’Argos.

« Nous arrivâmes, à deux heures du matin, à un gros village appelé Saint-Pierre, assez voisin de la mer. On n’y parloit que d’un événement tragique qu’on s’empressa de nous raconter :

« Une fille de ce village ayant perdu son père et sa mère, et se trouvant maîtresse d’une petite fortune, fut envoyée par ses parents à Constantinople. À dix-huit ans, elle revint dans son village. Elle étoit belle ; elle parloit le turc, l’italien et le françois ; et quand il passoit des étrangers à Saint-Pierre, elle les recevoit avec une politesse qui fit soupçonner sa vertu. Les chefs des paysans s’assemblèrent, et après avoir examiné entre eux la conduite de l’orpheline, ils résolurent de se défaire d’une fille qui déshonoroit le village. Ils se procurèrent d’abord la somme fixée pour le meurtre d’une chrétienne en Turquie ; ensuite ils entrèrent pendant la nuit chez la jeune fille, l’assommèrent, et un homme, qui attendoit la nouvelle de l’exécution, alla porter au pacha le prix du sang. Ce qui mettoit en mouvement tous ces Grecs de Saint-Pierre, ce n’étoit pas l’atrocité de l’action, mais l’avidité du pacha ; car celui-ci, qui trouvoit aussi l’action toute simple, et qui convenoit avoir reçu la somme fixée pour un assassinat ordinaire, observoit pourtant que la beauté, la jeunesse, la science, les voyages de l’orpheline, lui donnoient (à lui pacha de Morée) de justes droits à une indemnité. En conséquence, sa seigneurie avoit envoyé le jour même deux janissaires pour demander une nouvelle contribution.

« Nous changeâmes de chevaux à Saint-Pierre, et nous prîmes le chemin de l’ancienne Cynurie. Vers les trois heures de l’après-midi, le guide nous cria que nous allions être attaqués. En effet, nous aperçûmes quelques hommes armés dans la montagne : après nous avoir regardés longtemps, ils nous laissèrent tranquillement passer. Nous entrâmes dans les monts Parthenius, et nous descendîmes au bord d’une rivière dont le cours nous conduisit jusqu’à la mer. On découvroit la citadelle d’Argos, Naura en face de nous, et les montagnes de la Corinthie, vers Mycènes.

« Du point où nous étions parvenus, il y avoit encore trois heures de marche jusqu’à Argos ; il falloit tourner le fond du golfe, en traversant le marais de Lerne, qui s’étendoit entre la ville et le lieu où nous nous trouvions. La nuit vint, le guide se trompa de route, nous nous perdîmes dans les rizières inondées, et nous fûmes trop heureux d’attendre le jour sur un fumier de brebis, lieu le moins humide et le moins sale que nous pûmes trouver.

« Je serois en droit de faire une querelle à Hercule, qui n’a pas bien tué l’hydre de Lerne, car je gagnai dans ce lieu malsain une fièvre qui ne me quitta tout à fait qu’en Égypte.

« J’étois, au lever de l’aurore, à Argos. Le village qui remplace cette ville célèbre est plus propre et plus animé que la plupart des autres villages de la Morée. Sa position est fort belle au fond du golfe de Nauplia ou d’Argos, à une lieue et demie de la mer. Il a d’un côté les montagnes de la Cynurie et de l’Arcadie, et de l’autre les hauteurs de Trézène et d’Épidaure.

« Mais, soit que mon imagination fût attristée par le souvenir des malheurs