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Page:Chateaubriand - Œuvres complètes, éd. Garnier, 1861, tome 4.djvu/519

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« Un Grec vint donc me chercher pour voir sa fille. Je trouvai une pauvre créature étendue à terre sur une natte et ensevelie sous les haillons dont on l’avoit couverte. Elle dégagea son bras, avec beaucoup de répugnance et de pudeur, des lambeaux de la misère, et le laissa retomber mourant sur la couverture. Elle me parut attaquée d’une fièvre putride. Je fis dégager sa tête des petites pièces d’argent dont les paysannes albanoises ornent leurs cheveux : le poids des tresses et du métal concentroit la chaleur au cerveau. Je portois avec moi du camphre pour la peste ; je le partageai avec la malade. On l’avoit nourrie de raisin ; j’approuvai le régime. Enfin, nous priâmes Christos et la Panagia (la Vierge), et je promis prompte guérison. J’étois bien loin de l’espérer ; j’ai tant vu mourir, que je n’ai là-dessus que trop d’expérience.

« Je trouvai en sortant tout le village assemblé à la porte. Les femmes fondirent sur moi, en criant : Crasi ! crasi ! du vin ! du vin ! Elles vouloient me témoigner leur reconnoissance en me forçant à boire. Ceci rendoit mon rôle de médecin assez ridicule ; mais qu’importe, si j’ai ajouté, à Mégare, une personne de plus à celles qui peuvent me souhaiter un peu de bien dans les différentes parties du monde où j’ai erré ? C’est un privilége du voyageur, de laisser après lui beaucoup de souvenirs, et de vivre dans le cœur d’un étranger, souvent, hélas ! plus longtemps que dans la mémoire de ses amis !

« Nous couchâmes à Mégare. Nous n’en partîmes que le lendemain à deux heures de l’après-midi. Vers les cinq heures du soir, nous arrivâmes à une plaine environnée de montagnes au nord, au couchant et au midi. Un bras de mer, long et étroit (le détroit de Salamine), baigne cette plaine au levant, et forme comme la corde de l’arc des montagnes ; l’autre côté de ce bras de mer est bordé par les rivages d’une île élevée (Salamine) : l’extrémité orientale de cette île s’approche d’un des promontoires du continent ; on remarque entre les deux pointes un étroit passage. Comme le jour étoit sur son déclin, je résolus de m’arrêter dans un village (Éleusis) que je voyois sur une haute colline, laquelle terminoit au couchant près de la mer le cercle des montagnes dont j’ai parlé.

« On distinguoit dans la plaine les restes d’un aqueduc et beaucoup de débris épars au milieu du chaume d’une moisson nouvellement coupée. Nous descendîmes de cheval au pied du monticule, et nous grimpâmes à la cabane la plus voisine : on nous y donna l’hospitalité.

 
 

« Nous partîmes d’Éleusis à la pointe du jour. Nous tournâmes le fond du canal de Salamine, et nous nous engageâmes dans le défilé qui passe entre le mont Icare et le mont Corydalus et débouche dans la plaine d’Athènes, au petit mont Pœcile. Je découvris tout à coup l’Acropolis, présentant dans un assemblage confus les chapiteaux des Propylées, les colonnes du Parthénon et du temple d’Érechthée, les embrasures d’une muraille chargée de canons, les débris gothiques du siècle des ducs, et les masures des musulmans. Deux petites collines, l’Anchesme et le Lycabettus, s’élevoient au nord de la cita-