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Page:Chateaubriand - Œuvres complètes, éd. Garnier, 1861, tome 4.djvu/53

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LIVRE II.

vertueuse mère de Mélésigène rallumant sa lampe et prenant ses fuseaux au milieu de la nuit, afin d’acheter du prix de ses laines un peu de blé pour nourrir son fils. Elle dit comment Mélésigène devint aveugle et reçut le nom d’Homère, comment il alloit de ville en ville demandant l’hospitalité, comment il chantoit ses vers sous le peuplier d’Hylé. Elle raconta ses longs voyages, sa nuit passée sur le rivage de l’île de Chio, son aventure avec les chiens de Glaucus. Enfin, elle parla des jeux funèbres du roi d’Eubée, où Hésiode osa disputer à Homère le prix de la poésie ; mais elle supprima le jugement des vieillards, qui couronnèrent le chantre des Travaux et des Jours parce que ses leçons étoient plus utiles aux hommes.

Cymodocée se tut : sa lyre, appuyée sur son sein, demeura muette entre ses beaux bras. La prêtresse des Muses étoit debout ; ses pieds nus fouloient le gazon, et les zéphyrs du Ladon et de l’Alphée faisoient voltiger ses cheveux noirs autour des cordes de sa lyre. Enveloppée dans ses voiles blancs, éclairée par les rayons de la lune, cette jeune fille sembloit une apparition céleste. Démodocus, ravi, demandoit en vain une coupe pour faire une libation au dieu des vers. Voyant que les chrétiens gardoient le silence et ne donnoient pas à sa Cymodocée les éloges qu’elle sembloit mériter :

« Mes hôtes, s’écria-t-il, ces chants vous seroient-ils désagréables ? Les mortels et les dieux se laissent pourtant toucher à l’harmonie. Orphée charma l’inexorable Pluton ; les Parques mêmes, vêtues de blanc 47 et assises sur l’essieu d’or du monde, écoutent la mélodie des sphères : ainsi le raconte Pythagore, qui commerçoit avec l’Olympe. Les hommes des anciens temps, renommés par leur sagesse, trouvoient la musique si belle qu’ils lui donnèrent le nom de Loi. Pour moi, une divinité me contraint de l’avouer, si cette prêtresse des Muses n’étoit pas ma fille, j’aurois pris sa voix pour celle de la colombe qui portoit, dans les forêts de la Crète, l’ambroisie à Jupiter 48. »

« Ce ne sont pas les chants mêmes, mais le sujet des chants de cette jeune femme qui cause notre silence, répondit Cyrille. Un jour viendra peut-être que les mensonges de la naïve antiquité ne seront plus que des fables ingénieuses, objets des chansons du poëte. Mais aujourd’hui ils offusquent votre esprit, ils vous tiennent pendant la vie sous un joug indigne de la raison de l’homme, et perdent votre âme après la mort. Ne croyez pas toutefois que nous soyons insensibles au charme d’une douce musique : notre religion n’est-elle pas harmonie et amour ? Combien votre aimable fille, que vous comparez si justement à une colombe, trouveroit des soupirs plus touchants encore si la pudeur du sujet répondoit à l’innocence de la voix !