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Page:Chateaubriand - Œuvres complètes, éd. Garnier, 1861, tome 4.djvu/72

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LES MARTYRS.

la douceur et les parfums de l’air le disputent au charme des noms et des souvenirs. Nous vîmes tous ces promontoires marqués par des temples ou des tombeaux. Nous touchâmes à différents ports ; nous admirâmes ces cités, dont quelques-unes portent le nom d’une fleur brillante, comme la rose, la violette, l’hyacinthe, et qui, chargées de leurs peuples ainsi que d’une semence féconde, s’épanouissent au bord de la mer, sous les rayons du soleil. Quoiqu’à peine sorti de l’enfance, mon imagination était vive et mon cœur déjà susceptible d’émotions profondes. Il y avoit sur notre vaisseau un Grec enthousiaste de sa patrie, comme tous les Grecs. Il me nommoit les lieux que je voyois :

« Orphée entraîna les chênes de cette forêt au son de sa lyre ; cette montagne, dont l’ombre s’étend si loin, avait dû servir de statue à Alexandre ; cette autre montagne est l’Olympe 29, et son vallon, le vallon de Tempé ; voilà Délos, qui fut flottante au milieu des eaux ; voilà Naxos, où Ariadne fut abandonnée ; Cécrops descendit sur cette rive, Platon enseigna sur la pointe de ce cap, Démosthène harangua ces vagues, Phryné se baignoit dans ces flots lorsqu’on la prit pour Vénus ! Et cette patrie des dieux, des arts et de la beauté, s’écrioit l’Athénien en versant des pleurs de rage, est en proie aux barbares ! »

« Son désespoir redoubla lorsque nous traversâmes le golfe de Mégare. Devant nous étoit Égine 30, à droite le Pirée, à gauche Corinthe. Ces villes, jadis si florissantes, n’offroient que des monceaux de ruines. Les matelots mêmes parurent touchés de ce spectacle. La foule accourue sur le pont gardoit le silence : chacun tenoit ses regards attachés à ces débris ; chacun en tiroit peut-être secrètement une consolation dans ses maux, en songeant combien nos propres douleurs sont peu de chose, comparées à ces calamités qui frappent des nations entières, et qui avoient étendu sous nos yeux les cadavres de ces cités.

« Cette leçon sembloit au-dessus de ma raison naissante : cependant je l’entendis, mais d’autres jeunes gens qui se trouvoient avec moi sur le vaisseau y furent insensibles. D’où venoit cette différence ? De nos religions : ils étoient païens, j’étois chrétien. Le paganisme, qui développe les passions avant l’âge, retarde les progrès de la raison ; le christianisme, qui prolonge au contraire l’enfance du cœur, hâte la virilité de l’esprit. Dès les premiers jours de la vie il nous entretient de pensées graves ; il respecte, jusque dans les langes, la dignité de l’homme ; il nous traite, même au berceau, comme des êtres sérieux et sublimes, puisqu’il reconnoît un ange dans l’enfant que la mère porte encore à sa mamelle. Mes jeunes compagnons n’avoient entendu parler que des métamorphoses de Jupiter, et ils ne comprirent rien