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Page:Chateaubriand - Œuvres complètes, éd. Garnier, 1861, tome 4.djvu/73

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LIVRE IV.

aux débris qu’ils avoient sous les yeux ; moi, je m’étois déjà assis avec le prophète sur les ruines des villes désolées, et Babylone m’enseignoit Corinthe 31.

« Je dois toutefois marquer ici une séduction qui fut mon premier pas vers l’abîme ; et comme il arrive presque toujours, le piège où je me trouvai pris n’avoit rien en apparence que de très-innocent. Tandis que nous méditions sur les révolutions des empires, nous vîmes tout à coup sortir une théorie 32 du milieu de ces débris. Ô riant génie de la Grèce, qu’aucun malheur ne peut étouffer ni peut-être aucune leçon instruire ! C’étoit une députation des Athéniens aux fêtes de Délos. Le vaisseau déliaque, couvert de fleurs et de bandelettes, étoit orné des statues des dieux ; les voiles blanches, teintes de pourpre par les rayons de l’aurore, s’enfloient aux haleines des zéphyrs, et les rames dorées fendoient le cristal des mers. Des théores penchés sur les flots répandoient des parfums et des libations ; des vierges exécutoient sur la proue du vaisseau la danse des malheurs de Latone, tandis que des adolescents chantoient en chœur les vers de Pindare et de Simonide. Mon imagination fut enchantée par ce spectacle, qui fuyoit comme un nuage du matin, ou comme le char d’une divinité sur les ailes des vents. Ce fut ainsi que pour la première fois j’assistai à une cérémonie païenne sans horreur.

« Enfin, nous revîmes les montagnes du Péloponèse, et je saluai de loin ma terre natale. Les côtes de l’Italie ne tardèrent pas à s’élever du sein des flots. De nouvelles émotions m’attendoient à Brindes 33. En mettant le pied sur cette terre d’où partent les décrets qui gouvernent le monde, je fus frappé d’un air de grandeur qui m’étoit jusque alors inconnu. Aux élégants édifices de la Grèce succédoient des monuments plus vastes, marqués de l’empreinte d’un autre génie. Ma surprise alloit toujours croissant, à mesure que je m’avançois sur la voie Appienne. Ce chemin, pavé de larges quartiers de roche, semble être fait pour résister au passage du genre humain : à travers les monts de l’Apulie, le long du golfe de Naples, au milieu des paysages d’Anxur, d’Albe et de la campagne romaine, il présente une avenue de plus de trois cents milles de longueur, bordée de temples, de palais et de tombeaux, et vient se terminer à la ville éternelle, métropole de l’univers et digne de l’être. À la vue de tant de prodiges, je tombai dans une sorte d’ivresse, que je n’avois pu ni prévoir ni soupçonner.

« Ce fut en vain que les amis de mon père, auxquels j’étois recommandé, voulurent d’abord m’arracher à mon enchantement. J’errois sans cesse du Forum au Capitole, du quartier des Carènes au champ de Mars ; je courois au théâtre de Germanicus, au môle d’Adrien, au