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LES MARTYRS.

« J’étois allé chez Marcellin ; je sonne à la grille du cimetière : les lieux battants de la grille se séparent et s’écartent l’un de l’autre en gémissant sur leurs gonds. J’aperçois le pontife debout, à l’entrée de la chapelle ouverte. Il tenoit à la main un livre redoutable, image du livre scellé des sept sceaux que l’Agneau seul peut briser. Des diacres, des prêtres, des évêques, en silence, immobiles, étaient rangés sur les tombeaux environnants, comme des justes ressuscités pour assister au jugement de Dieu. Les yeux de Marcellin lançoient des flammes. Ce n’étoit plus le bon pasteur qui rapporte au bercail la brebis égarée, c’étoit Moïse dénonçant la sentence mortelle à l’infidèle adorateur du veau d’or ; c’étoit Jésus-Christ chassant les profanateurs du temple. Je veux avancer : un exorcisme me barre le chemin. Au même moment, les évêques étendent les bras et élèvent la main contre moi en détournant la tête ; alors le pontife, d’une voix terrible :

« Qu’il soit anathème, celui qui souille par ses mœurs la pureté du nom chrétien ! qu’il soit anathème, celui qui n’approche plus de l’autel du vrai Dieu ! qu’il soit anathème, celui qui voit avec indifférence l’abomination de l’idolâtrie ! »

« Tous les évêques s’écrient :

« Anathème ! »

« Aussitôt Marcellin entre dans l’église : la porte sainte est fermée devant moi. La foule des élus se disperse en évitant ma rencontre ; je parle, on ne me répond pas : on me fuit comme un homme attaqué d’un mal contagieux. Ainsi qu’Adam banni du paradis terrestre, je me trouve seul dans un monde couvert de ronces et d’épines, et maudit à cause de ma chute.

« Saisi d’une espèce de vertige, je monte en désordre sur mon char ; je pousse au hasard mes coursiers, je rentre dans Rome, je m’égare, et, après de longs détours, j’arrive à l’amphithéâtre de Vespasien. Là j’arrête mes chevaux écumants. Je descends du char ; je m’approche de la fontaine où les gladiateurs qui survivent se désaltèrent après le combat : je voulois aussi rafraîchir ma bouche brûlante. Il y avoit eu la veille des jeux donnés par Aglaé, riche et célèbre Romaine ; mais dans ce moment ces abominables lieux étoient déserts. La victime innocente que mes crimes ont derechef immolée me poursuit du haut du ciel. Nouveau Caïn, agité et vagabond, j’entre dans l’amphithéâtre ; je m’enfonce dans les galeries obscures et solitaires. Nul bruit ne s’y faisoit entendre, hors celui de quelques oiseaux effrayés qui frappoient les voûtes de leurs ailes. Après avoir parcouru