Page:Chateaubriand - Œuvres complètes, éd. Garnier, 1861, tome 5.djvu/127

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Les couleurs au couchant n’étaient point vives : le soleil descendait entre les nuages qu’il peignait de rose, il s’enfonça sous l’horizon, et le crépuscule le remplaça pendant une demi-heure. Durant le passage de ce court crépuscule, le ciel était blanc au couchant, bleu pâle au zénith et gris de perle au levant. Les étoiles percèrent l’une après l’autre cette admirable tenture : elles semblaient petites, peu rayonnantes, mais leur lumière était dorée et d’un éclat si doux, que je ne puis en donner une idée. Les horizons de la mer, légèrement vaporeux, se confondaient avec ceux du ciel. Au pied de l’île de Fano ou de Calypso on apercevait une flamme allumée par des pêcheurs : avec un peu d’imagination j’aurais pu voir les Nymphes embrasant le vaisseau de Télémaque. Il n’aurait aussi tenu qu’à moi d’entendre Nausicaa folâtrer avec ses compagnes, ou Andromaque pleurer au bord du faux Simoïs, puisque j’entrevoyais au loin, dans la transparence des ombres, les montagnes de Schérie et de Buthrotum 2.

Prodigiosa veterum mendacia vatum.

Les climats influent plus ou moins sur le goût des peuples. En Grèce, par exemple, tout est suave, tout est adouci, tout est plein de calme dans la nature comme dans les écrits des anciens. On conçoit presque comment l’architecture du Parthénon a des proportions si heureuses, comment la sculpture antique est si peu tourmentée, si paisible, si simple, lorsqu’on a vu le ciel pur et les paysages gracieux d’Athènes, de Corinthe et de l’Ionie. Dans cette patrie des Muses, la nature ne conseille point les écarts ; elle tend au contraire à ramener l’esprit à l’amour des choses uniformes et harmonieuses.

Le calme continua le 6, et j’eus tout le loisir de considérer Corfou, appelée tour à tour dans l’antiquité Drepanum, Macria, Schérie, Corcyre, Ephise, Cassiopée, Ceraunia et même Argos. C’est dans cette île qu’Ulysse fut jeté nu après son naufrage : plût à Dieu que la demeure d’Alcinoüs n’eût jamais été fameuse que par les fictions du malheur ! Je me rappelais malgré moi les troubles de Corcyre, que Thucydide a si éloquemment racontés. Il semble au reste qu’Homère, en chantant les jardins d’Alcinoüs, eût attaché quelque chose de poétique et de merveilleux aux destinées de Schérie. Aristote y vint expier dans l’exil les erreurs d’une passion que la philosophie ne surmonte pas toujours ; Alexandre, encore jeune, éloigné de la cour de Philippe, descendit dans cette île célèbre ; les Corcyréens virent le premier pas de