Page:Chateaubriand - Œuvres complètes, éd. Garnier, 1861, tome 5.djvu/162

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le portier de l’archevêché eut lieu de se louer de ma générosité : c’est une charité dont j’ai fait depuis pénitence.

Il était nuit quand je sortis de l’archevêché : nous traversâmes la partie la plus peuplée de Misitra ; nous passâmes dans le bazar indiqué dans plusieurs descriptions comme devant être l’agora des anciens, supposant toujours que Misitra est Lacédémone. Ce bazar est un mauvais marché pareil à ces halles que l’on voit dans nos petites villes de province. De chétives boutiques de schalls, de merceries, de comestibles, en occupent les rues. Ces boutiques étaient alors occupées par des lampes de fabrique italienne. On me fit remarquer, à la lueur de ces lampes, deux Maniottes qui vendaient des sèches et des polypes de mer appelés à Naples frutti di mare. Ces pêcheurs, d’une assez grande taille, ressemblaient à des paysans francs-comtois. Je ne leur trouvai rien d’extraordinaire. J’achetai d’eux un chien de Taygète : il était de moyenne taille, le poil fauve et rude, le nez très court, l’air sauvage :

Fulvus Lacon,
Amica vis pastoribus.

Je l’avais nommé Argus : " Ulysse en fit autant. " Malheureusement je le perdis quelques jours après sur la route entre Argos et Corinthe.

Nous vîmes passer plusieurs femmes enveloppées dans leurs longs habits. Nous nous détournions pour leur céder le chemin, selon une coutume de l’Orient, qui tient à la jalousie plus qu’à la politesse. Je ne pus découvrir leurs visages : je ne sais donc s’il faut dire encore Sparte aux belles femmes, d’après Homère, καλλιγύναικα.

Je rentrai chez Ibraïm après treize heures de courses, pendant lesquelles je ne m’étais reposé que quelques moments. Outre que je supporte la fatigue, le soleil et la faim, j’ai observé qu’une vive émotion me soutient contre la lassitude et me donne de nouvelles forces. Je suis convaincu d’ailleurs, et plus que personne, qu’une volonté inflexible surmonte tout et l’emporte même sur le temps. Je me décidai à ne me point coucher, à profiter de la nuit pour écrire des notes, à me rendre le lendemain aux ruines de Sparte et à continuer de là mon voyage sans revenir à Misitra.

Je dis adieu à Ibraïm ; j’ordonnai à Joseph et au guide de se rendre avec leurs chevaux sur la route d’Argos, et de m’attendre à ce pont de l’Eurotas que nous avions déjà passé en venant de Tripolizza. Je ne gardai que le janissaire pour m’accompagner aux ruines de Sparte : si j’avais même pu me passer de lui, je serais allé seul à Magoula, car j’avais éprouvé combien des subalternes qui s’impatientent et s’ennuient vous gênent dans les recherches que vous voulez faire.