Page:Chateaubriand - Œuvres complètes, éd. Garnier, 1861, tome 5.djvu/167

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entre autres des lis bleus portés par une espèce de glaïeuls ; j’en cueillis plusieurs en mémoire d’Hélène : la fragile couronne de la beauté existe encore sur les bords de l’Eurotas, et la beauté même a disparu.

La vue dont on jouit en marchant le long de l’Eurotas est bien différente de celle que l’on découvre du sommet à la citadelle. Le fleuve suit un lit tortueux et se cache, comme je l’ai dit, parmi des roseaux et des lauriers-roses aussi grands que des arbres ; sur la rive gauche, les monts Ménélaïons, d’un aspect aride et rougeâtre, forment contraste avec la fraîcheur et la verdure du cours de l’Eurotas. Sur la rive droite, le Taygète déploie son magnifique rideau ; tout l’espace compris entre ce rideau et le fleuve est occupé par les collines et les ruines de Sparte ; ces collines et ces ruines ne paraissent point désolées comme lorsqu’on les voit de près : elles semblent au contraire teintes de pourpre, de violet, d’or pale. Ce ne sont point les prairies et les feuilles d’un vert cru et froid qui font les admirables paysages ; ce sont les effets de la lumière : voilà pourquoi les roches et les bruyères de la baie de Naples seront toujours plus belles que les vallées les plus fertiles de la France et de l’Angleterre.

Ainsi, après des siècles d’oubli, ce fleuve qui vit errer sur ses bords les Lacédémoniens illustrés par Plutarque, ce fleuve, dis-je, s’est peut-être réjoui dans son abandon d’entendre retentir autour de ses rives les pas d’un obscur étranger. C’était le 18 août 1806, à neuf heures du matin, que je fis seul, le long de l’Eurotas, cette promenade qui ne s’effacera jamais de ma mémoire. Si je hais les mœurs des Spartiates, je ne méconnais point la grandeur d’un peuple libre, et je n’ai point foulé sans émotion sa noble poussière. Un seul fait suffit à la gloire de ce peuple : quand Néron visita la Grèce, il n’osa entrer dans Lacédémone. Quel magnifique éloge de cette cité !

Je retournai à la citadelle en m’arrêtant à tous les débris que je rencontrais sur mon chemin. Comme Misitra a vraisemblablement été bâtie avec les ruines de Sparte, cela sans doute aura beaucoup contribué à la dégradation des monuments de cette dernière ville. Je trouvai mon compagnon exactement dans la même place où je l’avais laissé : il s’était assis, il avait dormi ; il venait de se réveiller ; il fumait ; il allait dormir encore. Les chevaux paissaient paisiblement dans les foyers du roi Ménélas : " Hélène n’avait point quitté sa belle quenouille chargée d’une laine teinte en pourpre, pour leur donner un pur froment dans une superbe crèche 23. " Aussi, tout voyageur que je suis,