Page:Chateaubriand - Œuvres complètes, éd. Garnier, 1861, tome 5.djvu/233

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prennent le nom de despotes, ce nom devenu le titre des tyrans. Quelques pirates, qui se disent les véritables descendants des Lacédémoniens, font aujourd’hui toute la gloire de Sparte.

Je n’ai point assez vu les Grecs modernes pour oser avoir une opinion sur leur caractère. Je sais qu’il est très facile de calomnier les malheureux ; rien n’est plus aisé que de dire, à l’abri de tout danger : " Que ne brisent-ils le joug sous lequel ils gémissent ? " Chacun peut avoir, au coin du feu, ces hauts sentiments et cette fière énergie. D’ailleurs, les opinions tranchantes abordent dans un siècle où l’on ne doute de rien, hors de l’existence de Dieu ; mais comme les jugements généraux que l’on porte sur les peuples sont assez souvent démentis par l’expérience, je n’aurai garde de prononcer. Je pense seulement qu’il y a encore beaucoup de génie dans la Grèce ; je crois même que nos maîtres en tous genres sont encore là, comme je crois aussi que la nature humaine conserve à Rome sa supériorité, ce qui ne veut pas dire que les hommes supérieurs soient maintenant à Rome.

Toutefois je crains bien que les Grecs ne soient pas si tôt disposés à rompre leurs chaînes. Quand ils seraient débarrassés de la tyrannie qui les opprime, ils ne perdront pas dans un instant la marque de leurs fers. Non seulement ils ont été broyés sous le poids du despotisme, mais il y a deux mille ans qu’ils existent comme un peuple vieilli et dégradé. Ils n’ont point été renouvelés, ainsi que le reste de l’Europe, par des nations barbares ; la nation même qui les a conquis a contribué à leur corruption. Cette nation n’a point apporté chez eux les mœurs rudes et sauvages des hommes du Nord, mais les coutumes voluptueuses des hommes du Midi. Sans parler du crime religieux que les Grecs auraient commis en abjurant leurs autels, ils n’auraient rien gagné à se soumettre au Coran. Il n’y a dans le livre de Mahomet ni principe de civilisation ni précepte qui puisse élever le caractère ; ce livre ne prêche ni la haine de la tyrannie ni l’amour de la liberté. En suivant le culte de leurs maîtres, les Grecs auraient renoncé aux lettres et aux arts, pour devenir les soldats de la destinée, et pour obéir aveuglément au caprice d’un chef absolu. Ils auraient passé leurs jours à ravager le monde, ou à dormir sur un tapis au milieu des femmes et des parfums.

La même impartialité qui m’oblige à parler des Grecs avec le respect que l’on doit au malheur m’aurait empêché de traiter les Turcs aussi sévèrement que je le fais, si je n’avais vu chez eux que les abus trop communs parmi les peuples vainqueurs : malheureusement, des soldats républicains ne sont pas des maîtres plus justes que les satellites