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Page:Chateaubriand - Œuvres complètes, éd. Garnier, 1861, tome 5.djvu/253

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Nous arrivâmes d’assez bonne heure à la Somma, méchante ville turque, où nous passâmes la journée.

Je ne comprenais plus rien à notre marche. Je n’étais plus sur les traces des voyageurs, qui tous, allant à Burse ou revenant de cette ville, passent beaucoup plus à l’est, par le chemin de Constantinople. D’un autre côté, pour attaquer le revers du mont Ida, il me semblait que nous eussions dû nous rendre de Pergame à Adramytti, d’où, longeant la côte ou franchissant le Gargare, nous fussions descendus dans la plaine de Troie. Au lieu de suivre cette route, nous avions marché sur une ligne qui passait précisément entre le chemin des Dardanelles et celui de Constantinople. Je commençai à soupçonner quelque supercherie de la part du guide, d’autant plus que je l’avais vu souvent causer avec le janissaire. J’envoyai Julien chercher le drogman ; je demandai à celui-ci par quel hasard nous nous trouvions à la Somma. Le drogman me parut embarrassé ; il me répondit que nous allions à Kircagach ; qu’il était impossible de traverser la montagne ; que nous y serions infailliblement égorgés ; que notre troupe n’était pas assez nombreuse pour hasarder un pareil voyage, et qu’il était bien plus expédient d’aller rejoindre le chemin de Constantinople.

Cette réponse me mit en colère ; je vis clairement que le drogman et le janissaire, soit par peur, soit par d’autres motifs, étaient entrés dans un complot pour me détourner de mon chemin. Je fis appeler le guide, et je lui reprochai son infidélité. Je lui dis que puisqu’il trouvait la route de Troie impraticable, il aurait dû le déclarer à Smyrne ; qu’il était un poltron, tout Turc qu’il était ; que je n’abandonnerais pas ainsi mes projets selon sa peur ou ses caprices ; que mon marché était fait pour être conduit aux Dardanelles, et que j’irais aux Dardanelles.

A ces paroles, que le drogman traduisit très fidèlement, le guide entra en fureur ; il s’écria : Allah ! allah ! secoua sa barbe de rage, déclara que j’avais beau dire et beau faire, qu’il me mènerait à Kircagach, et que nous verrions qui, d’un chrétien ou d’un Turc, aurait raison auprès de l’aga. Sans Julien, je crois que j’aurais assommé cet homme.

Kircagach étant une riche et grande ville, à trois lieues de la Somma, j’espérais y trouver un agent français qui ferait mettre ce Turc à la raison. Le 7, à quatre heures du matin, toute notre troupe était à cheval, selon l’ordre que j’en avais donné. Nous arrivâmes à Kircagach en moins de trois heures, et nous mîmes pied à terre à la porte d’un très beau kan. Le drogman s’informa à l’heure même s’il n’y avait point un consul Français dans la ville. On lui indiqua la demeure d’un