Page:Chateaubriand - Œuvres complètes, éd. Garnier, 1861, tome 5.djvu/275

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

tient la barre du gouvernail, laquelle, pour être de niveau avec la main qui la dirige, rase le plancher de la poupe. Devant ce pilote à demi couché, et qui n’a par conséquent aucune force, est une boussole, qu’il ne connaît point et qu’il ne regarde pas. A la moindre apparence de danger, on déploie sur le pont des cartes françaises et italiennes ; tout l’équipage se couche à plat ventre, le capitaine à la tête ; on examine la carte, on en suit les dessins avec le doigt ; on tâche de reconnaître l’endroit où l’on est ; chacun donne son avis : on finit par ne rien entendre à tout ce grimoire des Francs ; on reploie la carte, on amène les voiles, ou l’on fait vent arrière : alors on reprend la pipe et le chapelet ; on se recommande à la Providence ; et l’on attend l’événement. Il y a tel bâtiment qui parcourt ainsi deux ou trois cents lieues hors de sa route, et qui aborde en Afrique au lieu d’arriver en Syrie ; mais tout cela n’empêche pas l’équipage de danser au premier rayon du soleil. Les anciens Grecs n’étaient sous plusieurs rapports que des enfants aimables et crédules, qui passaient de la tristesse à la joie avec une extrême mobilité ; les Grecs modernes ont conservé une partie de ce caractère : heureux du moins de trouver dans leur légèreté une ressource contre leurs misères !

Le vent du nord reprit son cours vers les huit heures du soir, et l’espoir de toucher bientôt au terme du voyage ranima la gaieté des pèlerins. Notre pilote allemand nous annonça qu’au lever du jour nous apercevrions le cap Saint-Iphane, dans l’île de Chypre. On ne songea plus qu’à jouir de la vie. Tous les soupers furent apportés sur le pont ; on était divisé par groupes ; chacun envoyait à son voisin la chose qui manquait à ce voisin. J’avais adopté la famille qui logeait devant moi, à la porte de la chambre du capitaine ; elle était composée d’une femme, de deux enfants et d’un vieillard, père de la jeune pèlerine. Ce vieillard accomplissait pour la troisième fois le voyage de Jérusalem ; il n’avait jamais vu de pèlerin latin, et ce bon homme pleurait de joie en me regardant : je soupai donc avec cette famille. Je n’ai guère vu de scènes plus agréables et plus pittoresques. Le vent était frais, la mer belle, la nuit sereine. La lune avait l’air de se balancer entre les mats et les cordages du vaisseau ; tantôt elle paraissait hors des voiles, et tout le navire était éclairé ; tantôt elle se cachait sous les voiles, et les groupes des pèlerins rentraient dans l’ombre. Qui n’aurait béni la religion, en songeant que ces deux cents hommes, si heureux dans ce moment, étaient pourtant des esclaves courbés sous un joug odieux ? Ils allaient au tombeau de Jésus-Christ oublier la gloire passée de leur patrie et se consoler de leurs maux présents. Et que de douleurs secrètes ne déposeraient-ils pas bientôt à la crèche du