Page:Chateaubriand - Œuvres complètes, éd. Garnier, 1861, tome 5.djvu/308

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brillante, mais les villes coupables qu’elle cache dans son sein semblent avoir empoisonné ses flots. Ses abîmes solitaires ne peuvent nourrir aucun être vivant 28.  ; jamais vaisseau n’a pressé ses ondes 29.  ; ses grèves sont sans oiseaux, sans arbres, sans verdure ; et son eau, d’une amertume affreuse, est si pesante, que les vents les plus impétueux peuvent à peine la soulever.

Quand on voyage dans la Judée, d’abord un grand ennui saisit le cœur ; mais lorsque, passant de solitude en solitude, l’espace s’étend sans bornes devant vous, peu à peu l’ennui se dissipe, on éprouve une terreur secrète, qui loin d’abaisser l’âme donne du courage et élève le génie. Des aspects extraordinaires décèlent de toutes parts une terre travaillée par des miracles : le soleil brûlant, l’aigle impétueux, le figuier stérile, toute la poésie, tous les tableaux de l’Ecriture sont là : chaque nom renferme un mystère, chaque grotte déclare l’avenir, chaque sommet retentit des accents d’un prophète. Dieu même a parlé sur ces bords : les torrents desséchés, les rochers fendus, les tombeaux entrouverts attestent le prodige ; le désert paraît encore muet de terreur, et l’on dirait qu’il n’a osé rompre le silence depuis qu’il a entendu la voix de l’Eternel.

Nous descendîmes de la croupe de la montagne afin d’aller passer la nuit au bord de la mer Morte, pour remonter ensuite au Jourdain. En entrant dans la vallée, notre petite troupe se resserra : nos Bethléémites préparèrent leurs fusils et marchèrent en avant avec précaution Nous nous trouvions sur le chemin des Arabes du désert, qui vont chercher du sel au lac et qui font une guerre impitoyable au voyageur. Les mœurs des Bedouins commencent à s’altérer par une trop grande fréquentation avec les Turcs et les Européens. Ils prostituent maintenant leurs filles et leurs épouses, et égorgent le voyageur, qu’ils se contentaient autrefois de dépouiller.

Nous marchâmes ainsi pendant deux heures le pistolet à la main comme en pays ennemi. Nous suivions, entre les dunes de sable, les fissures qui s’étaient formées dans une vase cuite aux rayons du soleil. Une croûte de sel recouvrait l’arène et présentait comme un champ de neige, d’où s’élevaient quelques arbustes rachitiques. Nous arrivâmes tout à coup au lac ; je dis tout à coup, parce que je m’en croyais encore assez éloigné. Aucun bruit, aucune fraîcheur ne m’avoir annoncé