Page:Chateaubriand - Œuvres complètes, éd. Garnier, 1861, tome 5.djvu/423

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employâmes sept mortelles journées à remonter de Rosette au Caire. Tantôt nos matelots nous tiraient à la cordelle, tantôt nous marchions à l’aide d’une brise du nord qui ne soufflait qu’un moment. Nous nous arrêtions souvent pour prendre à bord des Albanais : il nous en arriva quatre dès le second jour de notre navigation, qui s’emparèrent de notre chambre : il fallut supporter leur brutalité et leur insolence. Au moindre bruit ils montaient sur le pont, prenaient leurs fusils, et, comme des insensés, avaient l’air de vouloir faire la guerre à des ennemis absents. Je les ai vus coucher en joue des enfants qui couraient sur la rive en demandant l’aumône : ces petits infortunés s’allaient cacher derrière les ruines de leurs cabanes, comme accoutumés à ces terribles jeux. Pendant ce temps-là nos marchands turcs descendaient à terre, s’asseyaient tranquillement sur leurs talons, tournoient le visage vers La Mecque, et faisaient au milieu des champs des espèces de culbutes religieuses. Nos Albanais, moitié musulmans, moitié chrétiens, criaient " Mahomet ! et vierge Marie ! ", tiraient un chapelet de leur poche, prononçaient en français des mots obscènes, avalaient de grandes cruches de vin, lâchaient des coups de fusil en l’air et marchaient sur le ventre des chrétiens et des musulmans.

Est-il donc possible que les lois puissent mettre autant de différence entre des hommes ! Quoi ! ces hordes de brigands albanais, ces stupides musulmans, ces fellahs si cruellement opprimés, habitent les mêmes lieux où vécut un peuple si industrieux, si paisible, si sage ; un peuple dont Hérodote et surtout Diodore se sont plu à nous peindre les coutumes et les mœurs ! Y a-t-il dans aucun poème un plus beau tableau que celui-ci ?

" Dans les premiers temps, les rois ne se conduisaient point en Égypte comme chez les autres peuples, où ils font tout ce qu’ils veulent sans être obligés de suivre aucune règle ni de prendre aucun conseil : tout leur était prescrit par les lois, non seulement à l’égard de l’administration du royaume, mais encore par rapport à leur conduite particulière. Ils ne pouvaient point se faire servir par des esclaves achetés ou même nés dans leur maison ; mais on leur donnait les enfants des principaux d’entre les prêtres, toujours au-dessus de vingt ans, et les mieux élevés de la nation, afin que le roi, voyant jour et nuit autour de sa personne la jeunesse la plus considérable de l’Égypte, ne fît rien de bas et qui fût indigne de son rang. En effet, les princes ne se jettent si aisément dans toutes sortes de vices que parce qu’ils trouvent des ministres toujours prêts à servir leurs passions. Il y avait surtout des heures du jour et de la nuit où le roi ne pouvait disposer de lui, et était obligé de remplir les devoirs marqués par les lois. Au