Page:Chateaubriand - Œuvres complètes, éd. Garnier, 1861, tome 5.djvu/450

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d’une nouvelle espèce, il part des extrémités de l’Espagne avec une armée composée de vingt peuples divers. Il franchit les Pyrénées et les Gaules, dompte les nations ennemies sur son passage, traverse les fleuves, arrive au pied des Alpes. Ces montagnes sans chemins, défendues par des barbares, opposent en vain leur barrière à Annibal. Il tombe de leurs sommets glacés sur l’Italie, écrase la première armée consulaire sur les bords du Tésin, frappe un second coup à la Trébia, un troisième à Trasimène, et du quatrième coup de son épée il semble immoler Rome dans la plaine de Cannes. Pendant seize années il fait la guerre sans secours au sein de l’Italie ; pendant seize années, il ne lui échappe qu’une de ces fautes qui décident du sort des empires, et qui paraissent si étrangères à la nature d’un grand homme, qu’on peut les attribuer raisonnablement à un dessein de la Providence.

Infatigable dans les périls, inépuisable dans les ressources, fin, ingénieux, éloquent, savant même, et auteur de plusieurs ouvrages, Annibal eut toutes les distinctions qui appartiennent à la supériorité de l’esprit et à la force du caractère ; mais il manqua des hautes qualités du cœur : froid, cruel, sans entrailles, né pour renverser et non pour fonder des empires, il fut en magnanimité fort inférieur à son rival.

Le nom de Scipion l’Africain est un des beaux noms de l’histoire. L’ami des dieux, le généreux protecteur de l’infortune et de la beauté, Scipion a quelques traits de ressemblance avec nos anciens chevaliers. En lui commence cette urbanité romaine, ornement du génie de Cicéron, de Pompée, de César, et qui remplaça chez ces citoyens illustres la rusticité de Caton et de Fabricius.

Annibal et Scipion se rencontrèrent aux champs de Zama ; l’un célèbre par ses victoires, l’autre fameux par ses vertus : dignes tous les deux de représenter leurs grandes patries et de se disputer l’empire du monde.

Au départ de la flotte de Scipion pour l’Afrique, le rivage de la Sicile était bordé d’un peuple immense et d’une foule de soldats. Quatre cents vaisseaux de charge et cinquante trirèmes couvraient la rade de Lilybée. On distinguait à ses trois fanaux la galère de Lélius, amiral de la flotte. Les autres vaisseaux, selon leur grandeur, portaient une ou deux lumières. Les yeux du monde étaient attachés sur cette expédition qui devait arracher Annibal de l’Italie et décider enfin du sort de Rome et de Carthage. La cinquième et la sixième légion, qui s’étaient trouvées à la bataille de Cannes, brûlaient du désir de ravager les foyers du vainqueur. Le général surtout attirait les regards : sa piété envers les dieux, ses exploits en Espagne, où il avait vengé la