Page:Chateaubriand - Œuvres complètes, éd. Garnier, 1861, tome 5.djvu/452

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qui avait épousé Sophonisbe, fille d’Asdrubal, venait de s’emparer des États de Massinissa. Celui-ci se jeta dans les bras de Scipion, et les Romains lui durent en partie le succès de leurs armes.

Après quelques combats heureux, Scipion mit le siège devant Utique. Les Carthaginois, commandés par Asdrubal et par Syphax, formèrent deux camps séparés à la vue du camp romain. Scipion parvint à mettre le feu à ces deux camps dont les tentes étaient faites de nattes et de roseaux, à la manière des Numides. Quarante mille hommes périrent ainsi dans une seule nuit. Le vainqueur, qui prit dans cette circonstance une quantité prodigieuse d’armes, les fit brûler en l’honneur de Vulcain.

Les Carthaginois ne se découragèrent point : ils ordonnèrent de grandes levées. Syphax, touché des larmes de Sophonisbe, demeura fidèle aux vaincus, et s’exposa de nouveau pour la patrie d’une femme qu’il aimait avec passion. Toujours favorisé du ciel, Scipion battit les armées ennemies, prit les villes de leur dépendance, s’empara de Tunis, et menaça Carthage d’une entière destruction. Entraîné par son fatal amour, Syphax osa reparaître devant les vainqueurs, avec un courage digne d’un meilleur sort. Abandonné des siens sur le champ de bataille, il se précipite seul dans les escadrons romains : il espérait que ses soldats, honteux d’abandonner leur roi, tourneraient la tête et viendraient mourir avec lui : mais ces lâches continuèrent à fuir, et Syphax, dont le cheval fut tué d’un coup de pique, tomba vivant entre les mains de Massinissa.

C’était un grand sujet de joie pour ce dernier prince de tenir prisonnier celui qui lui avait ravi la couronne : quelque temps après, le sort des armes mit aussi au pouvoir de Massinissa Sophonisbe, femme de Syphax. Elle se jette aux pieds du vainqueur.

" Je suis ta prisonnière : ainsi le veulent les dieux, ton courage et la fortune, mais par tes genoux que j’embrasse, par cette main triomphante que tu me permets de toucher, je t’en supplie, ô Massinissa ! garde-moi pour ton esclave, sauve-moi de l’horreur de devenir la proie d’un barbare. Hélas ! il n’y a qu’un moment que j’étais, ainsi que toi-même, environnée de la majesté des rois ! Songe que tu ne peux renier ton sang ; que tu partages avec Syphax le nom de Numide. Mon époux sortit de ce palais par la colère des dieux : puisses-tu y être entré sous de plus heureux auspices ! Citoyenne de Carthage, fille d’Asdrubal, juge de ce que je dois attendre d’un Romain. Si je ne puis rester dans les fers d’un prince né sur le sol de ma patrie, si la mort peut seule me soustraire au joug de l’étranger, donne-moi cette mort : je la compterai au nombre de tes bienfaits. "