Page:Chateaubriand - Œuvres complètes, éd. Garnier, 1861, tome 5.djvu/457

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et que, s’entretenant avec son vainqueur, celui-ci lui dit : " A votre avis, Annibal, quel a été le premier capitaine du monde ? — Alexandre, répondit le Carthaginois, — Et le second ? repartit Scipion. — Pyrrhus. — Et le troisième ? — Moi. — Que serait-ce donc, s’écria Scipion en riant, si vous m’aviez vaincu ? — Je me serais placé, répondit Annibal, avant Alexandre. " Mot qui prouve que l’illustre banni avait appris dans les cours l’art de la flatterie, et qu’il avait à la fois trop de modestie et trop d’orgueil.

Enfin les Romains ne purent se résoudre à laisser vivre Annibal. Seul, proscrit et malheureux, il leur semblait balancer la fortune du Capitole. Ils étaient humiliés en pensant qu’il y avait au monde un homme qui les avait vaincus et qui n’était point effrayé de leur grandeur. Ils envoyèrent une ambassade jusqu’au fond de l’Asie demander au roi Prusias la mort de son suppliant. Prusias eut la lâcheté d’abandonner Annibal. Alors ce grand homme avala du poison en disant : " Délivrons les Romains de la crainte que leur cause un vieillard exilé, désarmé et trahi. "

Scipion éprouva comme Annibal les peines attachées à la gloire. Il finit ses jours à Literne, dans un exil volontaire. On a remarqué qu’Annibal, Philopoemen et Scipion moururent à peu près dans le même temps, tous trois victimes de l’ingratitude de leur pays. L’Africain fit graver sur son tombeau cette inscription si connue :

Ingrate patrie,
Tu n’auras pas mes os.

Mais, après tout, la proscription et l’exil, qui peuvent faire oublier des noms vulgaires, attirent les yeux sur des noms illustres : la vertu heureuse nous éblouit ; elle charme nos regards lorsqu’elle est persécutée.

Carthage elle-même ne survécut pas longtemps à Annibal. Scipion Nasica et les sénateurs les plus sages voulaient conserver à Rome une rivale ; mais on ne change point les destinées des empires. La haine aveugle du vieux Caton l’emporta, et les Romains, sous le prétexte le plus frivole, commencèrent la troisième guerre Punique.

Ils employèrent d’abord une insigne perfidie pour dépouiller les ennemis de leurs armes. Les Carthaginois, ayant en vain demandé la paix, résolurent de s’ensevelir sous les ruines de leur cité. Les consuls Marcius et Manilius parurent bientôt sous les murs de Carthage. Avant d’en former le siège, ils eurent recours à deux cérémonies formidables :