Page:Chateaubriand - Œuvres complètes, éd. Garnier, 1861, tome 5.djvu/46

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les désapprouvent, car ils sentent qu’elles ne peuvent que leur nuire. Sauvez les Grecs par une intervention favorable, et ils n’auront plus besoin des enfants perdus de la fortune. N’assimilons pas toutefois à quelques particuliers inconnus ces hommes généreux qui, abandonnant leur patrie, leurs familles et leurs amis, accourent de toutes les parties de l’Europe pour verser leur sang dans la cause de la Grèce. Ils savent que la Grèce ne peut rien pour eux, qu’elle est pauvre et désolée, mais leur cœur bat pour sa gloire et pour son infortune, et ils veulent partager l’une et l’autre.

" L’anarchie règne dans la Grèce, les capitani sont divisés : donc le peuple est indigne d’être libre, donc il faut le laisser périr. "

C’est aussi la doctrine que l’Europe monarchique a suivie pour la Vendée : les chefs étaient désunis, la Vendée a été abandonnée. Qu’on dit aujourd’hui l’Europe monarchique ?

Nous voyons les Grecs au moment de la lutte : peut-on s’étonner que les difficultés sans nombre qu’ils ont à surmonter ne fassent pas naître chez eux divers sentiments, diverses opinions ? Les Grecs sont divisés parce que la nature de leurs ressources pécuniaires et militaires est inégale, ainsi que leurs populations, parce qu’il est tout simple que les habitants des îles et des diverses parties du continent aient des intérêts un peu opposés. Refuser de reconnaître ces causes naturelles de divergence et en faire un crime aux Grecs serait grande injustice.

Loin de s’étonner que les Grecs ne soient pas tout à fait d’accord, il faut plutôt s’émerveiller qu’ils soient parvenus à former un lien commun, une défense commune. N’est-ce pas par un véritable miracle qu’un peuple esclave, à la fois insulaire et continental, ait pu, sous le bâton et le cimeterre des Turcs, sous le poids d’un immense empire, se créer des armées de terre et de mer, soutenir des sièges, prendre des places, remporter des victoires navales, établir un gouvernement qui délibère, commande, contracte des emprunts, s’occupe d’un code de lois financières, administratives, civiles et politiques ? Peut-on, avec une apparence d’équité, mettre en balance ce qu’ont fait les Grecs dans le cours de leur lutte héroïque avec quelques désordres inséparables de leur cruelle position ?

Si un voyageur eût visité les États-Unis après la perte de la bataille de Brooklyn, lors de la prise de New-York, de l’invasion du New-Jersey, de la défaite à Brandywine, de la fuite du congrès, de l’occupation de Philadelphie et du soulèvement des royalistes ; s’il avait rencontré de méchantes milices, sans vêtements, sans pave, sans nourriture, souvent sans armes ; s’il avait vu