Page:Chateaubriand - Œuvres complètes, éd. Garnier, 1861, tome 5.djvu/47

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la Caroline méridionale soumise, l’armée républicaine de Pensylvanie insurgée ; s’il avait été témoin des conjurations et des trahisons ; s’il avait lu les proclamations d’Arnold, général de l’Union, qui déclarait que l’ Amérique était devenue la proie de l’avidité des chefs, l’objet du mépris de ses ennemis et de la douleur de ses amis ; si ce voyageur s’était à peine sauvé au milieu des guerres civiles et des égorgements judiciaires dans diverses cités de l’Union ; si on lui avait donné en échange de son argent des billets de crédit dépréciés, au point qu’un chapeau rempli de ces billets suffisait à peine pour acheter une paire de souliers ; s’il avait recueilli l’acte du congrès qui, violant la foi publique, déclarait que ces mêmes billots n’auraient plus cours selon leur valeur nominale, mais selon leur valeur de convention, quel récit un pareil voyageur aurait-il fait de la situation des choses et du caractère des chefs dans les États-Unis ? N’aurait-il pas représenté l’insurrection d’outre mer comme une honteuse anarchie, comme un mouvement prêt à finir ? n’aurait-il pas point les Américains comme une race d’hommes divisés entre eux, d’hommes ambitieux, incapables de la liberté à laquelle ils prétendaient ; d’hommes avides, sans foi, sans loi et au moment de succomber sous les armes victorieuses de la Grande-Bretagne ?

L’événement et la prospérité actuelle des États-Unis auraient aujourd’hui donné un démenti au récit de ce voyageur, et pourtant il aurait dit ce qu’il aurait cru voir à l’époque de sa course. Combien néanmoins les Américains étaient dans une position plus favorable que les Grecs pour travailler à leur indépendance ! Ils n’étaient pas esclaves ; ils avaient déjà l’habitude d’une administration organisée ; chaque État se régissait dans une forme de gouvernement régulier et jouissait de cette force qui résulte d’une civilisation avancée.

Qu’un voyageur vienne donc maintenant nous faire le tableau de l’anarchie qu’il aura trouvée ou cru trouver en Grèce, il ne peindra que la situation naturelle d’une nation dans l’enfantement pénible de sa liberté. Il serait beaucoup plus extraordinaire qu’on nous apprît que tout est calme et florissant dans la Morée, au milieu de l’invasion d’Ibrabim, que de nous dire que les Grecs sont agités, que les ordres s’exécutent mal, que la frayeur a atteint des âmes pusillanimes ; que quelques ambitieux, et peut-être quelques traîtres, cherchent à profiter des troubles de leur patrie.

Et certes, sans manquer de courage, il faut avoir une âme d’une trempe extraordinaire pour envisager d’un œil tranquille la suite que pourraient avoir les succès de ce barbare à qui l’Afrique envoie incessamment de nouveaux assassins. L’auteur de cette Note a jadis connu Ibrabim. On lui par