Page:Chateaubriand - Œuvres complètes, éd. Garnier, 1861, tome 5.djvu/460

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grande place de la ville. Trois rues s’ouvraient sur cette place et montaient en pente jusqu’à la citadelle connue sous le nom de Byrsa. Les habitants se défendirent dans les maisons de ces rues : Scipion fut obligé de les assiéger et de prendre chaque maison tour à tour. Ce combat dura six jours et six nuits. Une partie des soldats romains forçait les retraites des Carthaginois, tandis qu’une autre partie était occupée à tirer avec des crocs les corps entassés dans les maisons ou précipités dans les rues. Beaucoup de vivants furent jetés pêle-mêle dans les fossés avec les morts.

Le septième jour, des députés parurent en habits de suppliants ; ils se bornaient à demander la vie des citoyens réfugiés dans la citadelle. Scipion leur accorda leur demande, exceptant toutefois de cette grâce les déserteurs romains qui avaient passé du côté des Carthaginois. Cinquante mille personnes, hommes, femmes, enfants et vieillards, sortirent ainsi de Byrsa.

Au sommet de la citadelle s’élevait un temple consacré à Esculape. Les transfuges, au nombre de neuf cents, se retranchèrent dans ce temple. Asdrubal les commandait ; il avait avec lui sa femme et ses deux enfants. Cette troupe désespérée soutint quelque temps les efforts des Romains ; mais, chassée peu à peu des parvis du temple, elle se renferma dans le temple même. Alors Asdrubal, entraîné par l’amour de la vie, abandonnant secrètement ses compagnons d’infortune, sa femme et ses enfants, vint, un rameau d’olivier à la main, embrasser les genoux de Scipion. Scipion le fit aussitôt montrer aux transfuges. Ceux-ci, pleins de rage, mirent le feu au temple, en faisant contre Asdrubal d’horribles imprécations.

Comme les flammes commençaient à sortir de l’édifice, on vit paraître une femme couverte de ses plus beaux habits et tenant par la main deux enfants : c’était la femme d’Asdrubal. Elle promène ses regards sur les ennemis qui entouraient la citadelle, et reconnaissant Scipion : " Romain, s’écria-t-elle, je ne demande point au ciel qu’il exerce sur toi sa vengeance : tu ne fais que suivre les lois de la guerre ; mais puisses-tu, avec les divinités de mon pays, punir le perfide qui trahit sa femme, ses enfants, sa patrie et ses dieux ! Et toi, Asdrubal, Rome déjà prépare le châtiment de tes forfaits ! Indigne chef de Carthage, cours te faire traîner au char de ton vainqueur, tandis que ce feu va nous dérober, moi et mes enfants, à l’esclavage ! "

En achevant ces mots, elle égorge ses enfants, les jette dans les flammes, et s’y précipite après eux. Tous les transfuges imitent son exemple.