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Page:Chateaubriand - Œuvres complètes, éd. Garnier, 1861, tome 5.djvu/461

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Ainsi périt la patrie de Didon, de Sophonisbe et d’Annibal. Florus veut que l’on juge de la grandeur du désastre par l’embrasement, qui dura dix-sept jours entiers. Scipion versa des pleurs sur le sort de Carthage. A l’aspect de l’incendie qui consumait cette ville naguère si florissante, il songea aux révolutions des empires, et prononça ces vers d’Homère en les appliquant aux destinées futures de Rome : " Un temps viendra où l’on verra périr et les sacrés murs d’Ilion, et le belliqueux Priam, et tout son peuple. " Corinthe fut détruite la même année que Carthage, et un enfant de Corinthe répéta, comme Scipion, un passage d’Homère, à la vue de sa patrie en cendres. Quel est donc cet homme que toute l’antiquité appelle à la chute des États et au spectacle des calamités des peuples, comme si rien ne pouvait être grand et tragique sans sa présence ; comme si toutes les douleurs humaines étaient sous la protection et sous l’empire du chantre d’Ilion et d’Hector !

Carthage ne fut pas plus tôt détruite qu’un dieu vengeur sembla sortir de ses ruines : Rome perd ses mœurs ; elle voit naître dans son sein des guerres civiles ; et cette corruption et ces discordes commencent sur les rivages Puniques. Et d’abord Scipion, destructeur de Carthage, meurt assassiné par la main de ses proches ; les enfants de ce roi Massinissa qui fit triompher les Romains s’égorgent sur le tombeau de Sophonisbe ; les dépouilles de Syphax servent à Jugurtha à pervertir et à vaincre les descendants de Régulus. " O cité vénale ! s’écrie le prince africain en sortant du Capitole ; ô cité mûre pour ta ruine si tu trouves un acheteur ! " Bientôt Jugurtha fait passer une armée romaine sous le joug, presque à la vue de Carthage, et renouvelle cette honteuse cérémonie, comme pour réjouir les mânes d’Annibal ; il tombe enfin dans les mains de Marius et perd l’esprit au milieu de la pompe triomphale. Les licteurs le dépouillent, lui arrachent ses pendants d’oreilles, le jettent nu dans une fosse, où ce roi justifie jusqu’à son dernier soupir ce qu’il avait dit de l’avidité des Romains.

Mais la victoire obtenue sur le descendant de Massinissa fait naître entre Sylla et Marius cette jalousie qui va couvrir Rome de deuil. Obligé de fuir devant son rival, Marins vint chercher un asile parmi les tombeaux d’Hannon et d’Hamilcar. Un esclave de Sextilius, préfet d’Afrique, apporte à Marius l’ordre de quitter les débris qui lui servent de retraite : " Va dire à ton maître, répond le terrible consul, que tu as vu Marins fugitif assis sur les ruines de Carthage. "

" Marius et Carthage, disent un historien et un poète, se consolaient mutuellement de leur sort ; et, tombés l’un et l’autre, ils pardonnaient aux dieux. "

Enfin, la liberté de Rome expire aux pieds de Carthage détruite et