Page:Chateaubriand - Œuvres complètes, éd. Garnier, 1861, tome 6.djvu/161

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ils crient sans s’entendre ; ils déraisonnent de joie, et les chiens ne sont pas muets. De ce premier succès on tire les présages les plus heureux pour l’avenir.

Lorsque les neiges ont cessé de tomber, que le soleil brille sur leur surface durcie, la chasse du castor est proclamée. On fait d’abord au Grand-Castor une prière solennelle, et on lui présente une offrande de petun. Chaque Indien s’arme d’une massue pour briser la glace, d’un filet pour envelopper la proie. Mais quelle que soit la rigueur de l’hiver, certains petits étangs ne gèlent jamais dans le Haut-Canada : ce phénomène tient ou à l’abondance de quelques sources chaudes, ou à l’exposition particulière du sol.

Ces réservoirs d’eau non congélables sont souvent formés par les castors eux-mêmes, comme je l’ai dit à l’article de l’histoire naturelle. Voici comment on détruit les paisibles créatures de Dieu :

On pratique à la chaussée de l’étang où vivent les castors un trou assez large pour que l’eau se perde et pour que la ville merveilleuse demeure à sec. Debout sur la chaussée, un assommoir à la main, leurs chiens derrière eux, les chasseurs sont attentifs : ils voient les habitations se découvrir à mesure que l’eau baisse. Alarmé de cet écoulement rapide, le peuple amphibie, jugeant, sans en connoître la cause, qu’une brèche s’est faite à la chaussée, s’occupe aussitôt à la fermer. Tous nagent à l’envi : les uns s’avancent pour examiner la nature du dommage ; les autres abordent au rivage pour chercher des matériaux ; d’autres se rendent aux maisons de campagne pour avertir les citoyens. Les infortunés sont environnés de toutes parts : à la chaussée la massue étend roide mort l’ouvrier qui s’efforçoit de réparer l’avarie ; l’habitant réfugié dans sa maison champêtre n’est pas plus en sûreté : le chasseur lui jette une poudre qui l’aveugle, et les dogues l’étranglent. Les cris des vainqueurs font retentir les bois, l’eau s’épuise, et l’on marche à l’assaut de la cité.

La manière de prendre les castors dans les viviers gelés est différente : des percées sont ménagées dans la glace ; emprisonnés sous leur voûte de cristal, les castors s’empressent de venir respirer à ces ouvertures. Les chasseurs ont soin de recouvrir l’endroit brisé avec de la bourre de roseau ; sans cette précaution, les castors découvriroient l’embuscade que leur cache la moelle du jonc répandue sur l’eau. Ils approchent donc du soupirail ; le remole qu’ils font en nageant les trahit : le chasseur plonge son bras dans l’issue, saisit l’animal par une patte, le jette sur la glace, où il est entouré d’un cercle d’assassins, dogues et hommes. Bientôt attaché à un arbre, un sauvage l’écorche à