Page:Chateaubriand - Œuvres complètes, éd. Garnier, 1861, tome 6.djvu/335

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vieilles bibles), et je ne sais quel dégoût de la terre. Je me mis à genoux à quelque distance de cet homme, et, inspiré par le lieu, je prononçai cette prière : « Dieu du voyageur, qui avez voulu que le pèlerin vous adorât dans cet humble asile bâti sur les ruines du palais d’un grand de la terre ! Mère de douleur, qui avez établi votre culte de miséricorde dans l’héritage de ce Romain infortuné mort loin de son pays dans les forêts de la Germanie ! nous ne sommes ici que deux fidèles prosternés au pied de votre autel solitaire : accordez à cet inconnu, si profondément humilié devant vos grandeurs, tout ce qu’il vous demande : faites que les prières de cet homme servent à leur tour à guérir mes infirmités, afin que ces deux chrétiens qui sont étrangers l’un à l’autre, qui ne se sont rencontrés qu’un instant dans la vie, et qui vont se quitter pour ne plus se voir ici-bas, soient tout étonnés, en se retrouvant au pied de votre trône, de se devoir mutuellement une partie de leur bonheur, par les miracles de leur charité ! »

Quand je viens à regarder, mon cher ami, toutes les feuilles éparses sur ma table, je suis épouvanté de mon énorme fatras, et j’hésite à vous l’envoyer. Je sens pourtant que je ne vous ai rien dit, que j’ai oublié mille choses que j’aurois dû vous dire. Comment, par exemple, ne vous ai-je pas parlé de Tusculum, de Cicéron, qui, selon Sénèque, « fut le seul génie que le peuple romain ait eu d’égal à son empire » ? Illud ingenium quod solum populus romanus par imperio suo habuit. Mon voyage à Naples, ma descente dans le cratère du Vésuve[1], mes courses à Pompeïa, à Caserte[2], à la Solfatare, au lac Averne, à la grotte de la Sibylle, auroient pu vous intéresser, etc. Baïes, où se sont passées tant de scènes mémorables, méritoit seule un volume. Il me semble que je vois encore la tour de Bola, où étoit placée la maison d’Agrippine, et où elle dit ce mot sublime aux assassins envoyés par son fils : Ventrem feri[3]. L’île Nisida, qui servit de retraite à Brutus, après le meurtre de César, le pont de Caligula, la Piscine admirable, tous ces palais bâtis dans la mer, dont parle Horace, vaudroient bien la peine qu’on s’y arrêtât un peu. Virgile a placé ou trouvé dans ces lieux les belles fictions du sixième livre de son Enéide : c’est de là qu’il écrivoit à Auguste ces paroles modestes (elles sont, je crois, les seules lignes

  1. Il n’y a (comme je l’ai déjà dit dans une autre note) que de la fatigue et aucun danger à descendre dans le cratère du Vésuve. Il faudroit avoir le malheur d’y être surpris par une éruption ; dans ce cas-là même, si l’on n’étoit pas emporté par l’explosion, l’expérience a prouvé qu’on peut encore se sauver sur la lave : comme elle coule avec une extrême lenteur, sa surface se refroidit assez vite pour qu’on puisse y passer rapidement.
  2. Je n’ai rien retrouvé sur Caserte.
  3. Tacite.