Page:Chateaubriand - Œuvres complètes, éd. Garnier, 1861, tome 6.djvu/53

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cataracte de Niagara. Sur des chemins de fer glissent rapidement les lourds chariots du commerce ; et s’il plaisoit à la France, à l’Allemagne et à la Russie, d’établir une ligne télégraphique jusqu’à la muraille de la Chine, nous pourrions écrire à quelques Chinois de nos amis, et recevoir la réponse dans l’espace de neuf ou dix heures. Un homme qui commenceroit son pèlerinage à dix-huit ans, et le finiroit à soixante, en marchant seulement quatre lieues par jour, auroit achevé dans sa vie près de sept fois le tour de notre chétive planète. Le génie de l’homme est véritablement trop grand pour sa petite habitation : il faut en conclure qu’il est destiné à une plus haute demeure.

Est-il bon que les communications entre les hommes soient devenues aussi faciles ? Les nations ne conserveroient-elles pas mieux leur caractère en s’ignorant les unes les autres, en gardant une fidélité religieuse aux habitudes et aux traditions de leurs pères ? J’ai vu dans ma jeunesse de vieux Bretons murmurer contre les chemins que l’on vouloit ouvrir dans leurs bois, alors même que ces chemins devoient élever la valeur des propriétés riveraines.

Je sais qu’on peut appuyer ce système de déclamations fort touchantes : le bon vieux temps a sans doute son mérite ; mais il faut se souvenir qu’un état politique n’en est pas meilleur parce qu’il est caduc et routinier ; autrement il faudroit convenir que le despotisme de la Chine et de l’Inde, où rien n’a changé depuis trois mille ans, est ce qu’il y a de plus parfait dans ce monde. Je ne vois pourtant pas ce qu’il peut y avoir de si heureux à s’enfermer pendant une quarantaine de siècles avec des peuples en enfance et des tyrans en décrépitude.

Le goût et l’admiration du stationnaire viennent des jugements faux que l’on porte sur la vérité des faits et sur la nature de l’homme : sur la vérité des faits, parce qu’on suppose que les anciennes mœurs étoient plus pures que les mœurs modernes, complète erreur ; sur la nature de l’homme, parce qu’on ne veut pas voir que l’esprit humain est perfectible.

Les gouvernements qui arrêtent l’essor du génie ressemblent à ces oiseleurs qui brisent les ailes de l’aigle pour l’empêcher de prendre son vol.

Enfin, on ne s’élève contre les progrès de la civilisation que par l’obsession des préjugés : on continue à voir les peuples comme on les voyoit autrefois, isolés, n’ayant rien de commun dans leurs destinées. Mais si l’on considère l’espèce humaine comme une grande famille qui s’avance vers le même but ; si l’on ne s’imagine pas que tout est fait ici-bas pour qu’une petite province, un petit royaume, restent éternellement dans leur ignorance, leur pauvreté,