Page:Chateaubriand - Œuvres complètes, éd. Garnier, 1861, tome 6.djvu/56

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Aujourd’hui, que j’approche de la fin de ma carrière, je no puis m’empêcher, en jetant un regard sur le passé, de songer combien cette carrière eût été changée pour moi si j’avois rempli le but de mon voyage. Perdu dans ces mers sauvages, sur ces grèves hyperboréennes où aucun homme n’a imprimé ses pas, les années de discorde qui ont écrasé tant de générations avec tant de bruit seroient tombées sur ma tête en silence : le monde auroit changé moi absent. Il est probable que je n’aurois jamais eu le malheur d’écrire ; mon nom seroit demeuré inconnu, ou il s’y fût attaché une de ces renommées paisibles qui ne soulèvent point l’envie et qui annoncent moins de gloire que de bonheur. Qui sait même si j’aurois repassé l’Atlantique, si je ne me serois pas fixé dans les solitudes par moi découvertes, comme un conquérant au milieu de ses conquêtes ? Il est vrai que je n’aurois pas figuré au congrès de Vérone, et qu’on ne m’eût pas appelé monseigneur dans l’hôtellerie des affaires étrangères, rue des Capucines, à Paris.

Tout cela est fort indifférent au terme de la route : quelle que soit la diversité des chemins, les voyageurs arrivent au commun rendez-vous ; ils y parviennent tous également fatigués, car ici-bas depuis le commencement jusqu’à la fin de la course on ne s’assied pas une seule fois pour se reposer : comme les Juifs au festin de la Pâque, on assiste au banquet de la vie à la hâte, debout, les reins ceints d’une corde, les souliers aux pieds et le bâton à la main.

II est donc inutile de redire quel étoit le but de mon entreprise, puisque je l’ai dit cent fois dans mes autres écrits. II me suffira de faire observer au lecteur que ce premier voyage pouvoit devenir le dernier si je parvenois à me procurer tout d’abord les ressources nécessaires à ma grande découverte ; mais dans le cas où je serois arrêté par des obstacles imprévus, ce premier voyage ne devoit être que le prélude d’un second, qu’une sorte de reconnoissance dans le désert.

Pour s’expliquer la route qu’on me verra prendre, il faut aussi se souvenir du plan que je m’étois tracé : ce plan est rapidement esquissé dans la note de l’Essai historique ci-dessus indiquée. Le lecteur y verra qu’au lieu de remonter au septentrion, je voulois marcher à l’ouest, de manière à attaquer la rive occidentale de l’Amérique, un peu au-dessus du golfe de Californie. Do là, suivant le profil du continent, et toujours en vue de la mer, mon dessein étoit de me diriger vers le nord jusqu’au détroit de Behring, de doubler le dernier cap de l’Amérique, de descendre à l’est le long des rivages de la mer Polaire, et do rentrer dans les États-Unis par la baie d’Hudson, le Labrador et le Canada.