Page:Chateaubriand - Œuvres complètes, éd. Garnier, 1861, tome 6.djvu/63

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Par le plus grand bonheur, une brise presque insensible se leva : le vaisseau, gouvernant un peu, se rapprocha de moi ; je pus m’emparer du bout de la corde ; mais les compagnons de ma témérité s’étoient accrochés à cette corde ; et quand on nous attira au flanc du bâtiment, me trouvant à l’extrémité de la file, ils pesoient sur moi de tout leur poids. On nous repêcha ainsi un à un, ce qui fut long. Les roulis continuoient ; à chacun d’eux nous plongions de dix ou douze pieds dans la vague, ou nous étions suspendus en l’air à un même nombre de pieds, comme des poissons au bout d’une ligne. À la dernière immersion, je me sentis prêt à m’évanouir ; un roulis de plus, et c’en étoit fait. Enfin on me hissa sur le pont à demi mort : si je m’étois noyé, le bon débarras pour moi et pour les autres !

Quelques jours après cet accident, nous aperçûmes la terre : elle étoit dessinée par la cime de quelques arbres qui sembloient sortir du sein de l’eau : les palmiers de l’embouchure du Nil me découvrirent depuis le rivage de l’Égypte de la même manière. Un pilote vint à notre bord. Nous entrâmes dans la baie de Chesapeake, et le soir même on envoya une chaloupe chercher de l’eau et des vivres frais. Je me joignis au parti qui alloit à terre, et une demi-heure après avoir quitté le vaisseau je foulai le sol américain.

Je restai quelque temps les bras croisés, promenant mes regards autour de moi dans un mélange de sentiments et d’idées que je ne pouvois débrouiller alors, et que je ne pourrois peindre aujourd’hui. Ce continent ignoré du reste du monde pendant toute la durée des temps anciens et pendant un grand nombre de siècles modernes ; les premières destinées sauvages de ce continent, et ses secondes destinées depuis l’arrivée de Christophe Colomb ; la domination des monarchies de l’Europe ébranlée dans ce Nouveau Monde ; la vieille société finissant dans la jeune Amérique ; une république d’un genre inconnu jusque alors, annonçant un changement dans l’esprit humain et dans l’ordre politique ; la part que ma patrie avoit eue à ces événements ; ces mers et ces rivages devant en partie leur indépendance au pavillon et au sang françois ; un grand homme sortant à la fois du milieu des discordes et des déserts, Washington habitant une ville florissante dans le même lieu où un siècle auparavant Guillaume Penn avoit acheté un morceau de terre de quelques Indiens ; les États-Unis renvoyant à la France, à travers l’Océan, la révolution et la liberté que la France avoit soutenues de ses armes ; enfin, mes propres desseins, les découvertes que je voulois tenter dans ces solitudes natives, qui étendoient encore leur vaste royaume derrière l’étroit empire d’une civilisation étrangère : voilà les choses qui occupoient confusément mon esprit.