Page:Chateaubriand - Œuvres complètes, éd. Garnier, 1861, tome 6.djvu/62

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L’île Saint-Pierre n’est séparée de celle de Terre-Neuve que par un détroit assez dangereux : de ses côtes désolées on découvre les rivages, encore plus désolés, de Terre-Neuve. En été, les grèves de ces îles sont couvertes de poissons qui sèchent au soleil, et en hiver, d’ours blancs qui se nourrissent des débris oubliés par les pêcheurs.

Lorsque j’abordai à Saint-Pierre, la capitale de l’île consistoit, autant qu’il m’en souvient, dans une assez longue rue, bâtie le long de la mer. Les habitants, fort hospitaliers, s’empressèrent de nous offrir leur table et leur maison. Le gouverneur logeoit à l’extrémité de la ville. Je dînai deux ou trois fois chez lui. Il cultivoit dans un des fossés du fort quelques légumes d’Europe. Je me souviens qu’après le dîner il me montroit son jardin ; nous allions ensuite nous asseoir au pied du mât du pavillon planté sur la forteresse. Le drapeau françois flottoit sur notre tête, tandis que nous regardions une mer sauvage et les côtes sombres de l’île de Terre-Neuve, en parlant de la patrie.

Après une relâche de quinze jours, nous quittâmes l’île Saint-Pierre, et le bâtiment, faisant route au midi, atteignit la latitude des côtes du Maryland et de la Virginie : les calmes nous arrêtèrent. Nous jouissions du plus beau ciel ; les nuits, les couchers et les levers du soleil étoient admirables. Dans le chapitre du Génie du Christianisme déjà cité, intitulé Deux perspectives de la nature, j’ai rappelé une de ces pompes nocturnes et une de ces magnificences du couchant. « Le globe du soleil, prêt à se plonger dans les flots, apparoissoit entre les cordages du navire, au milieu des espaces sans bornes, etc. »

Il ne s’en fallut guère qu’un accident ne mît un terme à tous mes projets.

La chaleur nous accabloit ; le vaisseau, dans un calme plat, sans voile, et trop chargé de ses mâts, étoit tourmenté par le roulis. Brûlé sur le pont et fatigué du mouvement, je voulus me baigner, et quoique nous n’eussions point de chaloupe dehors, je me jetai du mât de beaupré à la mer. Tout alla d’abord à merveille, et plusieurs passagers m’imitèrent. Je nageois sans regarder le vaisseau ; mais quand je vins à tourner la tête, je m’aperçus que le courant l’avoit déjà entraîné bien loin. L’équipage étoit accouru sur le pont ; on avoit filé un grelin aux autres nageurs. Des requins se montroient dans les eaux du navire, et on leur tiroit du bord des coups de fusil pour les écarter. La houle étoit si grosse qu’elle retardoit mon retour et épuisoit mes forces. J’avois un abîme au-dessous de moi, et les requins pouvoient à tout moment m’emporter un bras ou une jambe. Sur le bâtiment, on s’efforçoit de mettre un canot à la mer ; mais il falloit établir un palan, et cela prenoit un temps considérable.