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Page:Chateaubriand - Œuvres complètes, éd. Garnier, 1861, tome 7.djvu/19

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un jugement impartial. On ne voyoit que la moitié du tableau ; les défauts étoient en saillie dans la lumière, les qualités plongées dans l’ombre.

Le temps a marché ; Napoléon a disparu : le soldat devant lequel tant de rois fléchirent le genou, le conquérant qui fit tant de bruit, occupe à peine, dans un silence sans fin, quelques pieds de terre sur un roc au milieu de l’Océan. Usurpateur du trône de saint Louis et des droits de la nation, tel se montroit Buonaparte quand j’esquissai ses traits pour la première fois. Je le jugeai d’abord avec les générations souffrantes, moi-même une de ses victimes ; depuis, j’ai dû parler d’un sceptre perdu, d’une épée brisée, en historien consciencieux, en citoyen qui voit l’indépendance de son pays assurée. La liberté m’a permis d’admirer la gloire : assise désormais sur un tombeau solitaire, cette gloire ne se lèvera point pour enchaîner ma patrie.

En 1814, j’ai peint Buonaparte et les Bourbons ; en 1827, j’ai tracé le parallèle de Washington et de Buonaparte ; mes deux plâtres de Napoléon ressemblent ; mais l’un a été coulé sur la vie, l’autre modelé sur la mort, et la mort est plus vrai que la vie.

Cessant lui-même d’avoir un intérêt à garder contre moi sa colère, Buonaparte m’avoit aussi pardonné et rendu quelque justice. Un article où je parlois de sa force étant tombé entre ses mains, il dit à M. de Montholon :

« Si en 1814 et en 1815 la confiance royale n’avoit point été placée dans des hommes dont l’âme étoit détrempée par des circonstances trop fortes, ou qui, renégats à leur patrie, ne voient de salut et de gloire pour le trône de leur maître que dans le joug de la sainte-alliance ; si le duc de Richelieu, dont l’ambition fut de délivrer son pays des baïonnettes étrangères ; si Chateaubriand, qui venoit de rendre à Gand d’éminents services, avoient eu la direction des affaires, la France seroit sortie puissante et redoutée de ces deux grandes crises nationales. Chateaubriand a reçu de la nature le feu sacré : ses ouvrages l’attestent. Son style n’est pas celui de Racine, c’est celui du prophète. Il n’y a que lui au monde qui ait pu dire impunément, à la tribune des pairs, que la redingote grise et le chapeau de Napoléon, placés au bout d’un bâton sur la côte de Brest, feroient courir l’Europe aux armes[1]. Si jamais il arrive au

  1. Voici le passage auquel Buonaparte fait allusion, et qu’il avoit mal retenu :
    « Jeté au milieu des mers où le Camoëns plaça le génie des tempêtes, Buonaparte ne peut se remuer sur son rocher sans que nous ne soyons avertis de son mouvement par une secousse. Un pas de cet homme à l’autre pôle se feroit sentir à celui-ci. Si la Providence déchaînoit encore son fléau ; si Buonaparte étoit libre aux États-Unis, ses regards attachés sur l’Océan suffiroient pour troubler les peuples de l’ancien