Page:Chateaubriand - Œuvres complètes - Génie du christianisme, 1828.djvu/531

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songea qu’à jouir. Elle trouva que ses vainqueurs ne lui avaient pas tout ôté, puisqu’ils lui avaient laissé le temple des Muses.

Quand Rome eut des vertus, ce furent des vertus contre nature. Le premier Brutus égorge ses fils et le second assassine son père. Il y a des vertus de position qu’on prend trop facilement pour des vertus générales, et qui ne sont que des résultats locaux. Rome libre fut d’abord frugale, parce qu’elle était pauvre ; courageuse, parce que ses institutions lui mettaient le fer à la main et qu’elle sortait d’une caverne de brigands. Elle était d’ailleurs féroce, injuste, avare, luxurieuse : elle n’eut de beau que son génie, son caractère fut odieux.

Les décemvirs la foulent aux pieds. Marius verse à volonté le sang des nobles et Sylla celui du peuple ; pour dernière insulte celui-ci abjure publiquement la dictature. Les conjurés de Catilina s’engagent à massacrer leurs propres pères[1], et se font un jeu de renverser cette majesté romaine que Jugurtha se propose d’acheter[2]. Viennent les triumvirs et leurs proscriptions : Auguste ordonne au père et au fils de s’entretuer[3], et le père et le fils s’entretuent. Le sénat se montre trop vil, même pour Tibère[4]. Le dieu Néron a des temples. Sans parler de ces délateurs sortis des premières familles patriciennes ; sans montrer les chefs d’une même conjuration, se dénonçant et s’égorgeant les uns les autres[5] ; sans représenter des philosophes discourant sur la vertu au milieu des débauches de Néron, Sénèque excusant un parricide, Burrhus[6] le louant et pleurant à la fois ; sans rechercher sous Galba, Vitellius, Domitien, Commode, ces actes de lâcheté qu’on a lus cent fois et qui étonnent toujours, un seul trait nous peindra l’infamie romaine : Plautien, ministre de Sévère, en mariant sa fille au fils aîné de l’empereur, fit mutiler cent Romains libres, dont quelques-uns étaient mariés et pères de famille, " afin, dit l’historien, que sa fille eût à sa suite des eunuques dignes d’une reine d’Orient[7]. "

A cette lâcheté de caractère joignez une épouvantable corruption de mœurs. Le grave Caton vient pour assister aux prostitutions des jeux de Flore. Sa femme Marcia étant enceinte, il la cède à Hortensius ; quelque temps après Hortensius meurt, et ayant laissé Marcia héritière de tous ses biens, Caton la reprend au préjudice du fils d’Hortensius.

  1. Sed filii familiarum, quorum ex nobilitate maxuma pars erat, interficerent. (Sallust., in Catil., XLIV.) - N.d.A.
  2. Sallust., in Bell. Jugurth. (N.d.A.)
  3. Suet., in Aug., et Amm. Alex. (N.d.A.)
  4. Tacit., Ann. (N.d.A.)
  5. Tacit., Ann., lib. XV, 56, 57. (N.d.A.)
  6. Tacit., Ann, lib. XIV, 15. Papinien, jurisconsulte et préfet du prétoire, qui ne se piquait pas de philosophie, répondit à Caracalla, qui lui ordonnait de justifier le meurtre de son frère Géta : " Il est plus aisé de commettre un parricide que de le justifier. " (Hist. Aug.) - N.d.A.
  7. Dion., lib. LXXVI, p. 1271. (N.d.A.)