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scène au-dessous d’eux. Frappés de la lueur rougeâtre des torches, le vieil arbre et le vieil homme se prêtaient mutuellement une beauté religieuse ; l’un et l’autre portaient les marques des rigueurs du ciel, et pourtant ils fleurissaient encore après avoir été frappés de la foudre.

Le frère d’Amélie ne se lassait point d’admirer le sachem. Chactas (c’était son nom) ressemblait aux héros représentés par ces bustes antiques qui expriment le repos dans le génie et qui semblent naturellement aveugles. La paix des passions éteintes se mêlait sur le front de Chactas à cette sérénité remarquable chez les hommes qui ont perdu la vue ; soit qu’en étant privés de la lumière terrestre nous commercions plus intimement avec celle des cieux, soit que l’ombre où vivent les aveugles ait un calme qui s’étende sur l’âme ; de même que la nuit est plus silencieuse que le jour.

Le sachem, prenant le calumet de paix chargé de feuilles odorantes du laurier de montagne, poussa la première vapeur vers le ciel, la seconde vers la terre et la troisième autour de l’horizon. Ensuite il le présente aux étrangers. Alors le frère d’Amélie dit : — Vieillard ! puisse le ciel te bénir dans tes enfants ! Es-tu le pasteur de ce peuple qui t’environne ? Permets-moi de me ranger parmi ton troupeau.

— Étranger, repartit le sage des bois, je ne suis qu’un simple sachem, fils d’Outalissi. On me nomme Chactas, parce qu’on prétend que ma voix a quelque douceur ; ce qui peut provenir de la crainte que j’ai du Grand-Esprit. Si nous te recevons comme un fils, nous ne devons point en retirer de louanges. Depuis longtemps nous sommes amis d’Ononthio[1], dont le Soleil[2] habite de l’autre côté du lac sans rivage[3]. Les vieillards de ton pays ont discouru avec les vieillards du mien et mené dans leur temps la danse des forts, car nos aïeux étaient une race puissante. Que sommes-nous auprès de nos aïeux ? Moi-même qui te parle, j’ai habité jadis parmi tes pères : je n’étais pas courbé vers la terre comme aujourd’hui, et mon nom retentissait dans les forêts. J’ai contracté une grande dette envers la France. Si l’on me trouve quelque sagesse, c’est à un Français que je la dois, ce sont ses leçons qui ont germé dans mon cœur : les paroles de l’homme, selon les voies du Grand-Esprit, sont des graines fines que les brises de la fécondité dispersent dans mille climats, où elles se développent en pur maïs ou en fruits délicieux. Mes os, ô mon fils, reposeraient mollement dans la cabane de la mort, si je pouvais, avant de descendre à la contrée des âmes, prouver ma reconnaissance par quelque service rendu aux compatriotes de mon ancien hôte du pays des blancs.

En achevant de prononcer ces mots, le Nestor des Natchez se couvrit la tête de son manteau et parut se perdre dans quelque grand souvenir. La beauté de ce vieillard, l’éloge d’un homme policé prononcé au milieu d’un désert par un sauvage, le titre de fils donné à un étranger, cette coutume naïve des peuples de la nature de traiter de parents tous les hommes, touchaient profondément René.

Chactas, après quelques moments de silence, reprit ainsi la parole : — Étranger du pays de l’Aurore, si je t’ai bien compris, il me semble que tu es venu pour habiter les forêts où le soleil se couche. Tu fais là une entreprise périlleuse ; il n’est pas aussi aisé que tu le penses d’errer par les sentiers du chevreuil. Il faut que les manitous du malheur t’aient donné des songes bien funestes, pour t’avoir conduit à une pareille résolution. Raconte-nous ton histoire, jeune étranger : je juge par la fraîcheur de ta voix, et en touchant tes bras je vois par leur souplesse que tu dois être dans l’âge des passions. Tu trouveras ici des cœurs qui pourront compatir à tes souffrances. Plusieurs des sachems qui nous écoutent connaissent la langue et les mœurs de ton pays ; tu dois apercevoir aussi, dans la foule des blancs, tes compatriotes du fort Rosalie, qui seront charmés d’entendre parler de leur pays.

Le frère d’Amélie répondit d’une voix troublée : — Indien, ma vie est sans aventures, et le cœur de René ne se raconte, point.

Ces paroles brusques furent suivies d’un profond silence : les regards du frère d’Amélie étincelaient d’un feu sombre ; les pensées s’amoncelaient et s’entrouvraient sur son front comme des nuages ; ses cheveux avaient une légère agitation sur ses tempes. Mille sentiments confus régnaient dans la multitude : les uns prenaient l’étranger pour un insensé, les autres pour un génie revêtu de la forme humaine.

Chactas étendant la main dans l’ombre, prit celle de René. — Étranger, lui dit-il, pardonne à ma prière indiscrète : les vieillards sont curieux ; ils aiment à écouter des histoires pour avoir le plaisir de faire des leçons.

Sortant de l’amertume de ses pensées, et ramené au sentiment de sa nouvelle existence, René supplia Chactas de le faire admettre au nombre des guerriers natchez, et de l’adopter lui-même pour son fils.

— Tu trouveras une natte dans ma cabane, répondit le sachem, et mes vieux ans s’en réjouiront. Mais le Soleil est absent : tu ne peux être adopté

  1. Le gouverneur français.
  2. Le roi de France.
  3. La mer.